jeudi 1 septembre 2016

Des chiens et des loups de Philippe Deniel

Des Chiens et des Loups





Je ne me lassais pas de regarder le jardin. Ceux qui l’avaient conçu n’avaient eu aucune considération esthétique, ils s’étaient juste efforcés de regrouper ici autant d’espèces terriennes que possible. Le résultat était curieusement plaisant et baroque, un mélange hétéroclite où les orchidées les plus délicates s’accrochaient aux branches d’un simple pommier, où les roses et les plants de persil partageaient la même terre. Contrairement aux animaux, les végétaux ne supportaient pas l’hibernation, et s'il est possible de décongeler un humain ou un chien et faire redémarrer son cœur, l’efficacité d’un défibrillateur cardiaque est réduite face à une laitue. Bien sûr, des graines étaient précieusement conservées dans d’immenses silos frigorifiques, mais leur faculté à s’adapter à un sol terraformé était des plus aléatoires. Grâce à cet endroit, les colons disposeront de plantations déjà matures au sortir de leur sommeil cryogénique. Ils démembreraient cet improbable Éden pour construire leur habitat, d’ici là, le jardin serait entretenu par les immortels qui constituaient l’équipage. Les imaginer en train de se livrer à des activités agricoles avait quelque chose d’amusant et je me surpris à sourire.
Mon esprit synthétique d’IA ne s’attarda pas sur cette idée, on m’avait extrait des mémoires de silicium du Vlad Tepes, et l’on m’avait donné un corps physique. Il était composé de métaux nématiques et carbone intelligent, fédéré par un réseau dense de nanomachines, mais il me permettait d’interagir avec mon environnement. J’avais même appris à mes dépens qu’il pouvait se cogner dans les portes et se faire mal, une vraie merveille technologique.
Les détecteurs de présence du sas m’avertirent que quelqu’un entrait. La nouvelle venue s'appelait Irina, comme tous les membres de son espèce, elle se déplaçait sans presque faire de bruit et avec des mouvements qui évoquaient un félin. Elle était mince, avec une silhouette plutôt agréable à regarder et de longs cheveux blonds qui lui tombaient sur ses épaules. Pourtant, aucun humain sain d’esprit n’aurait été tenté de lui faire des avances. Sa peau trop blanche, ses lèvres trop rouges et les dents anormalement développées qu’elles dissimulaient à peine : autant de détails qui la désignaient comme une immortelle.
Professeur Van Helsing. J’étais certaine que vous seriez ici.
De grâce Ma Chère, me m’appelez pas par ce nom ou je vais me sentir obligé de vous planter un pieu de bois en plein cœur. Je ne suis qu’une intelligence synthétique que son concepteur a choisi de nommer ainsi et je suis sûr que cela devait beaucoup l’amuser. Mon prénom, Abraham, sera plus adapté.
Comme vous voudrez, Abraham, dit-elle en esquissant un mince sourire un brin carnassier.
Je lui répondis avec une brève révérence un brin guindé. Quand je donnais des cours d’anatomie à l’Université d’Amsterdam, cela faisait toujours beaucoup d’effet à mes étudiants, du moins selon les souvenirs implantés dans ma psyché artificielle. Irina ne broncha pas, tout juste haussa-t-elle un sourcil vaguement étonné.
Ma jeune amie, je dois vous poser une question. M’incarner dans un corps biomécanique ne devait se faire qu’une fois les colons réveillés. Je n’ai pas vocation à être ici. Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
Il s’est produit une série d’événements très graves à bord du navire. Klaus a demandé un Conseiller, vous avez été choisi.
Mais encore ?
Je n’ai pas été autorisée à vous en dire plus. Je suis désolée.
Aussi curieux que cela puisse paraître, elle avait l’air réellement embarrassée. Cela lui donna une allure étrangement humaine, à des lieues du prédateur implacable qu’elle était.
Votre Conditionnement vous retient ?.
Oui. Je vais vous conduire auprès du Maître. Lui pourra vous fournir les réponses que vous souhaitez.
Klaus était le capitaine de ce bâtiment, une créature ancienne et très puissante qui faisait office d’âme pour le vaisseau. Rares étaient les personnes à l’approcher, même parmi les immortels. J’acquiesçai donc d’un bref hochement de tête avant de la suivre dans les coursives.
Le Vlad Tepes était réellement immense, des kilomètres de couloirs froids et silencieux répartis sur une centaine de ponts. Il était construit sur un schéma assez simple. Au cœur se trouvaient les soutes avec ses dizaines de milliers de cercueils cryogéniques et les containers renfermant le matériel qui serait nécessaire pour fonder la colonie. Les quartiers de l’équipage étaient tout autour : les réfectoires où ils se nourrissaient de sang cloné, les dortoirs avec leurs couchettes évoquant de glaciales tables d’autopsie et où ils s’allongeaient pour se reposer, aussi immobiles que des cadavres. Le module de propulsion était une colossale sphère lisse et noire comme de l’obsidienne, à l’arrière du vaisseau. Issu de la même science que celle qui m’avait donné le jour, son fonctionnement s’appuyait sur des principes physiques dont j’ignorais tout. Irina nous conduisait à l’exact opposé. Techniquement parlant, c’était le poste de pilotage, mais les architectes humains du navire-colonie l’avaient ironiquement baptisé « la crypte ». Bien que mes banques mémorielles contiennent un descriptif exhaustif du bâtiment, je ne pus m’empêcher d’être surpris en y entrant. Si mon corps avait respiré, j’aurais probablement retenu mon souffle tant la pièce était impressionnante : le sol, le plafond et les murs formaient un immense écran vidéo au centre duquel nous nous tenions. L’image du cosmos entourant le vaisseau s’y affichait, et nous avions le sentiment de nous trouver dans le vide, comme d’improbables dieux observant l’univers. Sur ma gauche, une sphère jaune vif se détachait clairement sur la noirceur de l’espace.
C’est une étoile, fit une voix de basse derrière moi. Les cartographes stellaires lui ont donné le nom de Delta Draconis. Nous avons ralenti pour orbiter autour d’elle depuis une petite semaine standard. C’est à ce moment-là que j’ai ordonné à Vlad de vous convoquer Professeur.
Klaus Bathory, je présume. En temps normal, nous n’aurions jamais dû nous rencontrer mais je suis ravi que les circonstances, si tragiques soient-elles, nous permettent de faire connaissance.
Assez ! tonna-t-il. Je sais que vous êtes programmés pour vous comporter comme un personnage de roman victorien. Cela rassure ces stupides humains quand ils discutent avec les serviteurs numériques qu’ils ont eux-mêmes créés, mais c’est inutile avec moi. Épargnez-moi ces balivernes et votre politesse obséquieuse.
Klaus était réellement impressionnant. Son corps était svelte, mais l’on devinait des muscles souples et robustes sous ses habits sombres, des yeux fous injectés de sang brûlaient de cruauté et de fureur au sein d’un visage sec et émacié. Contrairement aux autres immortels dont l’attitude était perpétuellement imprégnée de retenue, son comportement était celui d’un monstre brutal et violent. Lorsque les descendants des broucolaques avaient accidentellement révélé leur existence à l’humanité, les scientifiques avaient vu en eux un sujet d’étude comme ils en avaient rarement rencontré. Rien ne résista à leur rigueur analytique : les biologistes décortiquèrent leur physiologie qui ne vieillissait pas, et ils réussirent à produire une hémoglobine de synthèse qui suffisait à les sustenter, les experts en physique quantique purent expliquer ces pouvoirs qui semblaient magiques à leurs ancêtres. Mais plus que tout, les chercheurs parvinrent à asservir ces créatures terrifiantes car ils avaient trouvé les bergers idéaux pour veiller sur le sommeil éternel de leurs navires-colonies. Des décennies de drogues ingérées de force et de conditionnements psychologiques avaient fait d’eux des êtres dociles qui ne demandaient qu’à les servir.
Klaus était si vieux qu’il affirmait avoir assisté à la construction des grandes pyramides. Il disposait de dons de divination qui lui permettaient de percevoir l’avenir sur quelques heures : un talent vital pour la navigation dans le cosmos, car il percevait à l’avance la présence d’obstacles mortels que les senseurs du vaisseau n’auraient jamais détectés. Le pilote du Vlad Tepes n’avait pas été dompté, de peur de gâcher cette qualité indispensable, restant la bête sanguinaire qu’il était. Les humains avaient toutefois pris leurs précautions : il était assis dans un massif fauteuil constitué d’une matière rouge et organique qui respirait faiblement par de petites ouïes qui s’ouvraient rythmiquement. Ses jambes, ses bras et son dos avaient fusionné avec ce siège vivant, lequel faisait à présent partie intégrante de l’organisme de son propriétaire et l’immobilisait à jamais. Klaus vivait dans la crypte et il y demeurerait pour toujours, prisonnier de ce trône de sang.
Qu’elle parte ! rugit-il en fusillant Irina du regard. Elle ne mérite pas de se trouver dans la même pièce que moi.
Irina ne répondit pas, elle baissa les yeux et marcha silencieusement vers la sortie. Quand elle fut dehors, Klaus se tourna vers moi.
Professeur, je sais que vous n’êtes pas une personne réelle, mais vous possédez quelque chose que les membres de l’équipage n’ont plus, vous êtes en mesure de raisonner comme un humain. Votre libre arbitre ne vous a pas été arraché et j’ai besoin de cela.
Allez-vous me dire pourquoi ?
C’est très simple. Quelqu’un tue les passagers.
Il fit un geste de la main et un cadre se dessina instantanément devant nous. Des images d’une rare violence s’y affichèrent alors. La première montrait l’un des sarcophages cryo. Son couvercle avait été enlevé et jeté à plusieurs mètres. L’occupant du caisson avait été littéralement massacré, l’un de ses bras avait été presque arraché et sa gorge avait été déchiquetée.
C’était la première victime. Ils ont fait preuve d’une terrible sauvagerie. Ensuite ils se sont calmés, mais ils sont aussi devenus plus méthodiques.
Ils ?
Chaque chose en son temps. Il y a eu d’autres meurtres.
Le second cadavre gisait encore dans sa couche d’hibernation. Il ne présentait pas autant de traces de sévices que la précédente, mais avait été vidé de son sang. Les photos suivantes montraient le même genre de spectacle, des dépouilles exsangues dans les containers supposés les maintenir en vie.
C’est impossible... dis-je. Les immortels ne peuvent pas se nourrir des vivants, le Conditionnement les en empêche.
Vos scientifiques ont mal fait leur travail ! rugit-il. Nous pensons qu’il s’agit de deux matelots chargés de l’entretien, Octavian et Mitica. Ils ont disparu juste avant le premier massacre et ils ne se sont plus jamais présentés pour faire leurs rapports.
Ils ne se sont pas arrêtés là, n’est-ce pas ?
Non. Le corps du dernier meurtre n’a pas été retrouvé. Vous devinez ce que cela signifie.
Je le crois, oui... Ils ont maintenant un disciple.
Exactement
Je restai silencieux quelques instants. Je comprenais à présent les raisons de ma présence ici.
Pourquoi voulez-vous que j’enquête pour votre compte ? Vous disposez d’un service de sécurité entraîné.
Ils ont lamentablement échoué. Le Conditionnement destiné à protéger les passagers humains de nos instincts de prédateur n’est que trop efficace. Plusieurs des membres de l’équipage sont mes enfants, je leur ai offert leurs secondes naissances il y a des siècles de cela. Ils étaient alors puissants et redoutables, maintenant, ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, ils seraient incapables d’attraper une souris s’il y en avait une à bord. Le Van Helsing qui a inspiré votre persona artificielle n’était pas seulement un érudit, c’était aussi un chasseur supposé assez doué pour vaincre le plus terrible d’entre nous. Voilà pourquoi j’ai besoin de vous.
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’aimais l’idée de Klaus. J’avais chassé et j’avais adoré cela. Je me souvenais de ces journées de traque en compagnie des Harkers et du Docteur Seward, épaulé par Lord Godalming et Morris, notre ami américain. Je revoyais chaque instant passé à poursuivre le Comte pour finalement l’acculer dans son repaire transylvanien et l’anéantir à jamais. Comme je m’étais alors senti vivant ! C’est sans hésitation que j’acceptais la proposition de Klaus.

Je retrouvai Irina hors de la crypte, elle était avec un autre immortel, un homme grand et bien bâti, avec des cheveux noirs retenus par en catogan. Il se nommait Ivan et il était prévôt, une sorte de shérif aux dents longues en quelque sorte. Je leur ordonnai de me conduire dans les quartiers des deux tueurs présumés. La cellule spartiate où Mitica se reposait ne nous apprit rien, mais un événement imprévu se produisit lorsque je tentais de rentrer dans celle d’Octavian. J’étais incapable d’en franchir le seuil, comme si une barrière invisible se dressait devant moi.
Que vous arrive-t-il ? me demanda Ivan.
Je ne peux pas... Les éléments qui constituent mon enveloppe matérielle refusent de faire un pas de plus. C’est fascinant.
Que voulez-vous dire ?
Je crois que cela fonctionne comme ce tabou qui vous interdit de pénétrer dans des lieux où vous n’avez pas été invités. Je ne suis pas autorisé à venir ici.
C’est ridicule ! Vous agissez pour le compte de Klaus et il est le seul maître à bord.
Je crains que non. Vous oubliez quelqu’un : Vlad. C’est lui qui a composé le corps synthétique dans lequel j’ai été téléchargé.
Je n’aime pas cette idée, fit Irina.
Moi non plus. Vous allez devoir fouiller cette pièce pour moi. Je pourrai vous donner des consignes si vous maintenez cette porte ouverte.
Dans les minutes qui suivirent, je compris à quel point Klaus avait raison. Le Conditionnement avait eu des conséquences désastreuses sur les facultés de mes compagnons. Irina était une infirmière, et il était impossible de faire autre chose que de manier des seringues et veiller sur la machine qui produisait le sang cloné dont elle et les siens se nourrissaient. Quant à Ivan, son travail se limitait essentiellement à incarner une forme d’autorité en bombant le torse et en haussant le ton. Je dus les guider comme des enfants, leur disant où chercher, quel endroit examiner. Les trois heures de fouille furent laborieuses, mais pas inutiles. Il y avait une sorte de trappe dans l’un des murs. Le panneau amovible dissimulait une cache de la taille d’une boîte à chaussure. Bien évidemment, elle était vide.
Nous quittâmes les quartiers d’habitation pour nous diriger là où Mitica et Octavian travaillaient. La tâche à laquelle ils avaient été affectés était des plus banales. Le navire comportaient une foule de composants mécaniques : ascenseurs, tapis roulants, moteurs, autant d’éléments sujets à une usure inévitable sur un voyage prévu pour durer plusieurs siècles. Nos deux suspects officiaient dans l’atelier dédié à ces dépannages. Il se situait une trentaine d’étages plus bas, on y accédait via un monte-charge de service. Les couloirs de maintenance sur lesquels nous débouchâmes étaient sales et mal éclairés, tout le contraire des coursives des niveaux supérieurs que j’avais fréquentés jusqu’alors. Le chemin était long pour atteindre le local, nous allions devoir marcher presque huit cents mètres sous la lumière blafarde. Ivan se plaça devant, probablement une façon pour lui d’asseoir son rôle de mâle dominant face à Irina. À mi-chemin, le prévôt s’arrêta quelques instants, visiblement inquiet. Je savais ce qu’il ressentait, car je le vivais moi aussi. Quelque chose nous suivait depuis que nous étions arrivés. Comme tous les immortels, les sens d’Ivan et d’Irina étaient largement plus développés que ceux des humains qu’ils avaient autrefois été. Je les vis scruter la pénombre et renifler l’air autour de nous. Ils ne tarderaient pas à identifier notre poursuivant. Ce dernier le comprit également et il joua son va-tout en jaillissant hors de sa cachette pour se jeter sur nous. Grand et longiligne, son crâne était rasé bien qu’il s’agisse sans l’ombre d’un doute d’une femme. Dans un geste de défi, elle se plaça devant nous feulant comme un monstrueux chat et exhibant ses crocs hypertrophiés. Elle battit le vide de ses mains aux griffes acérées, adoptant une menaçante posture de combat. Par bien des aspects, elle me faisait penser à Klaus, car elle avait été épargnée par le Conditionnement, et elle était un prédateur parfait, féroce et implacable. Elle m’ignora, mais attaqua Irina. Le visage de celle-ci changea brusquement. Le traitement qu’elle avait reçu était destiné à la rendre inoffensive pour les êtres humains, mais il n’avait pas de valeur vis-à-vis d’une créature semblable à elle-même. La colère et la fureur l’emplirent en un instant et elle para l’attaque avant de riposter avec violence. Ivan s’était également métamorphosé et il ne tarda pas à entrer dans la mêlée. L’affrontement fut de courte durée. Notre adversaire était novice, elle ne faisait pas le poids face aux combattants qu’étaient devenus mes compagnons. Irina finit par réussir à la maintenir à terre tandis qu’Ivan s’acharnait avec ses dents et ses mains sur son cou. Il décapita son ennemie dans une gerbe de sang noirâtre et grumeleux. Elle s’immobilisa immédiatement, terrassée. Je m’approchai de la tête jetée au sol pour en détailler le visage. Je ne fus pas étonné par ce que je découvris.
Nous avons visiblement retrouvé la victime du dernier meurtre. Klaus avait raison, ils l’avaient transformée. Par contre, il va être difficile de la faire parler maintenant.
C’est pour cela qu’elle a été si facile à vaincre, remarqua Ivan, elle était inexpérimentée et trop sûre d’elle. Ceux qui viennent de vivre la seconde naissance sont toujours ainsi, ils se croient invincibles.
Pensez-vous pouvoir localiser ses traces et trouver leur origine ?
Sans aucune difficulté. Suivez-moi.
On a longtemps présumé que les immortels étaient capables de voir dans le noir. Ce n’est que partiellement exact. Leur nez en revanche est tout simplement exceptionnel, encore meilleur que celui d’un chien. Un véritable sens de prédateur qui leur permettait de retrouver leurs victimes dans les milieux urbains où ils avaient l’habitude de chasser. Ivan nous mena facilement là où la femme transformée avait pris ses quartiers. On y accédait en passant par les conduits d’aération et il était nécessaire d’enlever plusieurs panneaux amovibles pour l’atteindre. L’endroit était à peine plus grand que les cellules dans lesquelles les matelots du Vlad habitaient, mais il était d’une saleté repoussante. Un cadavre gisait dans un coin de la pièce, je remarquai qu’il était exsangue, mais surtout qu’il s’agissait d’un immortel. Je me trouvais selon toute vraisemblance devant la dépouille de Mitica, l’un des deux techniciens disparus. Une fouille complète nous permit de découvrir un étrange objet. Cela ressemblait à des lunettes de soleil à ceci près que les verres avaient été remplacés par des caches entièrement opaques et leurs faces extérieures étaient tapissées de minuscules diodes lumineuses. Elles étaient très endommagées, inutilisables et probablement irréparables.
Regardez cela, Abraham. Qu’est-ce que c’est ? demanda Irina.
Dans leur jargon, les psychiatres terriens surnomment cela un lave-cervelle. Les flashs émis par le système binoculaire envoient des images subliminales en rafale. On altère ainsi les personnalités des pires criminels, afin de les rendre inoffensifs.
Mais alors, pourquoi une telle chose est-elle ici ?

Je rejoignis rapidement Klaus. La vieille créature parut heureuse de me voir.
Docteur Van Helsing ! Je savais que j’avais eu raison de vous convoquer. Vous avez été plus efficace en seulement quelques heures que toute cette bande de crétins ne l’a été en plusieurs semaines.
Je crains de devoir tempérer votre enthousiasme. J’ai de désagréables nouvelles à vous annoncer.
Poursuivez.
Nous avons trouvé un appareil, un lave-cervelle, il permet de...
Vos explications sont inutiles. Je sais de quoi ce genre d'engin est capable, j'ai pu voir ses effets sur les miens.
Dans le cas présent, je crois qu’il a été utilisé d’une tout autre manière. Octavian s’en est servi pour supprimer son Conditionnement. Il était dissimulé dans ses quartiers, depuis le départ de la Terre. Nous avons retrouvé une cachette qui correspondrait. Il a ensuite commencé à tuer des passagers en sommeil cryogénique.
Et qu’en est-il de son complice, Mitica ?
Je n’en suis pas sûr, mais il n’a peut-être été qu’une victime. Je pense que le traitement hypnotique n’a pas eu d’effets durables sur lui et qu’il n’est jamais redevenu le monstre qu’il était, si vous me permettez d’user de ce terme envers ceux de votre espèce.
Ne prenez pas de gants avec moi, Abraham. J’ai parfaitement conscience de ce que je suis, j’en tire même une grande fierté.
Oui... Le Conditionnement de Mitica est revenu et il a dû tenter de s’opposer à Octavian et à sa disciple, même s’il ne s’agit pour le moment que de pures conjectures de ma part. Ce dernier l’a alors tué et a bu son sang jusqu’à la dernière goutte.
Vous en êtes certain ?
Irina termine les analyses sur la dépouille. Il y avait deux trous visibles sur la gorge ainsi que des traces de salive. Il sera facile de comparer l’ADN qui y est contenu avec celui de vos banques de données.
C’est très fâcheux.
Klaus se tut. Curieusement, cela n’avait rien de rassurant de le voir sombrer ainsi dans le mutisme.
Abraham, vous devez savoir qu’il existe certains tabous dans mon peuple. Le plus important d’entre eux nous interdit de nous nourrir de l’un des nôtres.
Qu’arrive-t-il si quelqu’un brise cette règle ?
Cela s’est déjà produit dans le passé, et les conséquences furent terribles. Notre sang est un puissant mutagène. Il transforme un humain et le rend semblable à nous, mais si c’est nous qui en consommons la métamorphose est plus totale encore.
J’ignorais cela.
Rares sont ceux qui survivent au processus. Mais dans le cas contraire, le sujet perd le peu d’humanité qui lui reste pour se transformer en une espèce de demi-dieu. Le nosferatu devient alors en ce que nous appelons un terginitus. Il faut espérer qu’Octavian soit mort. Je vais ordonner que son corps soit recherché.
À mon tour, je suis demeuré silencieux. Quelque chose clochait, un élément qui ne collait pas avec l’ensemble.
Et s’il y avait un complice, et non des moindres : Vlad !
C’est impossible. Il est programmé pour servir les êtres humains que nous véhiculons, pas pour les assassiner.
Les raisons d’agir d’une IA peuvent être complexes. Je sais que Vlad m’a empêché de pénétrer dans la cellule où se trouvait sa cachette, et il a probablement averti Octavian de notre arrivée quand nous avons tenté de rejoindre son atelier au niveau inférieur. Il avait accès aux fichiers ADN de l’équipage avant même que le personnel monte à bord. Il aura ainsi identifié le candidat idéal pour obtenir un terginitus. Dès lors, il a tout mis en œuvre pour l’aider : cacher un lave-cervelle dans ses quartiers, lui expliquer comment l’utiliser...
Si Octavian a survécu à sa métamorphose, nous allons avoir de sérieux problèmes. L’une des facultés de cette créature est de commander aux nosferatus. Nous ne pouvons pas faire autrement que de lui obéir, cela ressemble à l’hypnose que nous pouvions jadis opérer sur les humains. S’il venait à employer ce don dans le vaisseau, il se constituerait une armée en un rien de temps.
Une sonnerie stridente retentit dans la crypte tandis qu’un cadre rouge vif clignotant apparaissait dans la réalité virtuelle de l’endroit. Une foule d’informations y défilait.
Je crois qu’il a déjà commencé à agir, dit Klaus. Le pont supérieur ne répond plus et plusieurs membres d’équipage manquent à l’appel. Il est en train de recruter.
Nous sommes toujours en orbite autour de Delta Draconis ?
Oui, pourquoi ?
Alors, utilisez les derniers hommes qu’il vous reste pour prendre le contrôle des portes et des sas à ce niveau, quitte à endommager le bâtiment. Maintenez le lien avec moi par le circuit de vidéo. Mon corps synthétique embarque suffisamment d’électronique pour que nous soyons en contact permanent.
Et ensuite ?
Laissez-moi faire et guettez mon signal. Le moment est venu de détruire un nouveau monstre.

Je fournis quelques instructions à Ivan avant de partir seul dans les coursives de service, empruntant les escaliers voire même les échelles pour éviter les ascenseurs et les monte-charge. Si l’ordinateur de bord du navire jouait contre moi, je ne souhaitais pas me mettre à sa merci en employant des dispositifs qu’il pouvait contrôler en totalité. De plus, ces couloirs réservés à la maintenance n’étaient généralement pas bloqués par des barrières qui pourraient être fermées à distance.
Il me fallut presque deux heures pour atteindre le pont supérieur et j’y découvris un spectacle étonnant. Une centaine d’immortels se tenaient là, debout, les bras tombant le long du corps. Immobiles, ils regardaient fixement la créature qui occupait la passerelle. Le terginitus était réellement horrible à voir. Il me parut immense, une taille que j’estimais dans les deux mètres cinquante. Son dos était atrocement déformé par les ailes qui perçaient ses omoplates, évoquant un gigantesque chiroptère. Son crâne était chauve et curieusement bosselé, comme un sac de pommes de terre. Le visage avait été particulièrement mutilé par la métamorphose. La gueule laissait apparaître des crocs proéminents d’un jaune sale et le nez était à présent un monstrueux groin qui humait l’air avec avidité. Il éructait un discours incompréhensible, fait de borborygmes et de grognements affreux à entendre. Son auditoire buvait ses paroles comme celles d’un prédicateur en plein sermon. D’autres immortels pénétraient sur le pont par les différentes issues, grossissant le groupe déjà nombreux. Il fallait que j’agisse rapidement avant que la totalité de l’équipage ne soit passée sous la coupe de ce monstre. Je m’approchai du terginitus en me servant des superstructures des murs et du plafond. Arrivée à une vingtaine de mètres, Octavian finit par me repérer. Je m’emparai d’une perche gisant sur le sol pour la lancer sur lui à la manière d’une lance. Il la reçut en dessous de l’épaule gauche, à l’emplacement du cœur. Il se retrouva punaisé comme un papillon de cauchemar. Cela ne suffit toutefois pas à le tuer. Il arracha mon arme improvisée de sa main droite, avant de se tourner vers moi, dardant des yeux rouges sang dans vers moi. La foule de ses adorateurs parut reprendre un semblant de conscience d’elle-même, et les immortels se regardèrent les uns les autres sans comprendre. Octavian ne s’attarda pas sur eux, il se dirigea vers moi, bien décidé à en finir avec cet intrus qui venait gâcher son triomphe. La fureur l’aveuglait, il me suivit là où je voulais, dans les zones de maintenance. Nous atteignîmes un hangar sans issue, tout près de la coque intérieure du vaisseau. Le monstre franchit le seuil avec assurance, certain de bientôt anéantir sa proie. Je fis alors une chose à laquelle il ne s’attendait pas : je me jetai sur lui en enserrant ses bras contre ses hanches, l’immobilisant temporairement. Il rugit comme une bête, tentant de se libérer de mon entrave. Je savais que je n’étais pas de taille à lutter contre lui, mais mon corps biomécanique me permettrait de tenir le coup assez longtemps.
Maintenant Klaus, allez-y ! hurlai-je de toutes mes forces.
Le capitaine du Vlad Tepes entendit mon appel. Ivan avait disposé des mines télécommandées à cet endroit, elles explosèrent toutes ensemble, déchirant la paroi et la coque qui était derrière, nous exposant au vide du cosmos. Les systèmes de sécurité s’enclenchèrent, scellant tous les accès tandis que j’étais aspiré dehors, enlaçant toujours le terginitus. Je n’avais pas besoin de respirer, mais la détonation avait considérablement endommagé mon enveloppe physique. Octavian avait survécu lui aussi, contrairement à mes calculs. Cette fois-ci, j’étais perdu. C’est alors que la lumière de Delta Draconis apparut derrière les moteurs du navire. Attirés par la masse du bâtiment, nous avions commencé à orbiter autour de lui, nous mettant à portée des rayonnements de l’étoile. C’était un peu comme contempler un lever de soleil, un spectacle étrangement calme et déroutant. La lueur frappa Octavian de plein fouet, et toute son anatomie se crispa. Mes banques mémorielles regorgeaient de documents vidéo sur les expériences que les scientifiques avaient menées sur les immortels, prouvant leur extrême vulnérabilité à certaines fréquences lumineuses. Je pus voir les mêmes effets sous mes yeux. L’immonde créature que j’enserrais se consuma et noircit, comme plongée dans un bûcher invisible. En quelques minutes, il ne resta plus de lui que des cendres. Mes systèmes vitaux cessèrent de fonctionner peu après. Mon incarnation matérielle n’était pas adaptée au vide de l’espace. J’étais mort.

Je repris conscience dans le jardin. Irina et Ivan étaient à mes côtés. Ils furent étonnamment bavards, comme s’ils retrouvaient un vieil ami, et ils me relatèrent les derniers mois. Il avait fallu du temps et des ressources pour que l’usine du navire me fabrique un nouveau corps et restaure l’intégralité de mes souvenirs. Cela avait été très coûteux, mais Klaus avait insisté. Les membres d’équipage passés sous la coupe d’Octavian avaient sombré dans l’inconscience. Ils étaient demeurés dans cet état plusieurs semaines. À leur réveil, ils étaient de nouveau sous l’emprise du Conditionnement et étaient retournés travailler sans presque dire un mot. Klaus m’attendait et je le rejoignis une troisième fois dans le poste du pilotage du vaisseau. Il m’accueillit avec un bref sourire qui dévoila ces crocs menaçants. Je me sentis mal à l’aise quelques instants avant de réaliser qu’il essayait simplement être aimable avec moi. Il n’était juste pas fait pour cela, voilà tout.
Il me révéla qu’un message de la Terre était arrivé par ultra-ondes quelques jours après la destruction d’Octavian. Ceux qui avaient asservi les immortels avaient choisi le technicien pour son patrimoine génétique et sa faculté à muter en terginitus, cachant le lave-cervelle dans sa cabine, comme je l’avais supposé. Quand Octavian le découvrit avec l’aide de Vlad, celui-ci appliqua les consignes secrètes qui lui avaient été confiées. Il fit du matelot le monstre sanguinaire qu’il devait être, l’incitant à se nourrir des humains cryogénisés puis de son plus proche collègue. Klaus m’expliqua que Vlad lui avait demandé son assistance pour faire un rapport précis à ses maîtres terriens. Ensuite, il était retourné entièrement sous la coupe du capitaine, lui obéissant en tout point dans la gestion du vaisseau.
C’était un test, une expérience, me dit-il. Ils ont créé une menace à même de refaire de nous des monstres, juste pour voir si nous massacrerions nos passagers ou bien si nous trouverions un moyen de les défendre. Ils n’ont pas hésité à risquer la vie de plusieurs centaines de milliers des leurs pour vérifier la fidélité de leurs esclaves immortels.
Un examen que vous avez réussi haut la main. Imaginer les conséquences en cas d’échec. Auraient-ils laissé un vaisseau-colonie aux mains de Nosferatus affamés, guidés par une créature aussi puissante que ce terginitus ? Je suis certain que Vlad aurait enclenché ses systèmes d’autodestruction, éliminant le problème. Une question demeure cependant. Pourquoi m’avoir ressuscité à nouveau ? Après tout, je suis la parfaite reproduction d’Abraham Van Helsing, le tueur de vampires, à supposer qu’il ait jamais existé.
Je regardai quelques instants le tapis d’étoiles exposé par la réalité virtuelle de la crypte. À cette vitesse, elles formaient de fascinantes traînées lumineuses, comme dans un antique film de science-fiction.
Abraham, Saviez-vous que tous les chiens descendent du loup ? Ils les ont dressés, mâtés, abâtardis pour en faire des animaux fidèles et destinés à les servir, que dis-je, à les vénérer. Ils ont fait la même chose à notre race.
Cela n’explique pas ma présence ni ma résurrection.
Vous êtes un chasseur vous aussi, tout comme je l’ai été. Nous sommes si différents de tous ces êtres serviles qui nous entourent. J’ai simplement besoin de la compagnie d’un autre prédateur.
Vous me demandez d'être votre ami ? C'est un rien incongru, mais rien n'est normal autour de nous. Et puis qui sait quelles épreuves nous attendent dans l'avenir ?
Il ne répondit pas.

Je plongeai mon regard dans l’infinité de l’espace, loin devant nous. Là-bas, une nouvelle Terre nous attendait.