samedi 19 juillet 2014

Ceux qui contribuent par Kevin Kiffer

La coupole creusée dans la roche abritait la salle de réunion où l’attente se faisait longue et glaçante. Entre les deux hommes présents, la tension s’installait alors que les minutes défilaient. Les murs dénués de détails n’offraient aucune fenêtre où laisser vaguer l’esprit. Restait le ressentiment palpable, aussi acéré et mordant que le froid régnant sur la pièce en seigneur et maître.
En bon diplomate, le sénateur Ficte préférait le bruit au silence. Assis à la table formée d’un cercle creux posé sur une sphère de roche blanche, il frappait le rebord de son index en signe d’impatience. Ce fut lui qui jeta un regard empreint de malice au militaire âgé, engoncé dans son uniforme blanc, qui lui servait de compagnon. Il lâcha ensuite sur ce ton affecté de la conversation propre au politique :
Je vous avais prévenu : nous sommes les vainqueurs et nous n’aurions pas dû nous plier à ce cérémonial stupide.
La république va signer cette paix avec les Soturis. Je m’y suis engagé. 
La réplique de l’amiral Eckart Vallare était bien rodée : il la répétait pour la cinquième fois avec la même conviction. Depuis son arrivée, le politicien ne cessait de tout remettre en cause. Flottant dans une robe sénatoriale pourpre trop ample, chauve avant d’être vieux, Ficte ne suscitait que rejet de sa part.
L’officier se leva de son tabouret. Qui avait remporté ce succès éclatant contre les Soturis ? La guerre entre cette espèce extragalactique et les Humains venait de s’achever par la reddition des premiers face aux seconds. Vallare avait mené à lui seul la lutte couronnée de lauriers de ce jour de victoire. Qui était donc cette vipère venue le spolier de son droit d’en jouir ?
Le Sénat ne partage pas vos vues sur cette question. A notre prise de contact, j’avais convenu avec nos hôtes qu’ils se déplaceraient pour venir conclure la paix. Cela nous aurait mis en position de force. Nous devrions peut être considérer que les Soturis…
Ils se sont battus avec honneur et ont su reconnaître leur défaite, coupa sèchement le militaire. Notre magnanimité nous assurera plus sûrement la paix que tout autre coup de force.
Ce n’est pas à vous que revient cette décision.
Effectivement. Je vous engage à retourner devant le Sénat pour me destituer de ce commandement. Quand la décision sera prise, je m’en irai et vous pourrez faire ce que vous voudrez.
La tension retomba, la faute aux deux participants qui fourbissaient leurs armes. L’arrivée de la délégation Soturis, encadrée par les troupes de l’amiral, mit un terme provisoire au duel. Curieux spectacle, à vrai dire : alors que défilaient devant eux les représentants de cette espèce intrigante, ils n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre.
Fins et élégants, beaux et troublants, simples et si complexes, tous ces qualificatifs convenaient aux habitants de Sotura. Quand on prenait la peine de poser le regard sur le mouvement insaisissable de ces cœurs d’énergie flottants juste au-dessus du sol, les réflexions ne manquaient pas. Pourtant, un seul terme servirait à les définir au cours de cette négociation : vaincus.
Nous vous remercions d’être venus à nous, firent les cinq membres de la délégation d’une même voix qui fit vibrer les vortex dont ils reprenaient l’aspect.
Votre invitation est un honneur, rétorqua Vallare avec sincérité. Nous sommes là pour convenir des modalités de votre reddition.
Les Soturis l’entendirent et la négociation commença. Les vainqueurs essayaient de ne pas imposer leurs vues tout en guidant la discussion dans des pas qu’ils approuvaient ; à ce jeu, Ficte se montrait impérial. Les défaits, eux, ne cédaient pas trop vite pour ne pas perdre la face. Cette danse en équilibre sur un fil tendu se déroula en bonne intelligence, avec une certaine dose de fermeté, et trouva presque son issue jusqu’à la dernière requête de ces êtres singuliers.
Nous souhaiterions, amiral, vous remercier avant de conclure cette entrevue.
C’est le sénateur qui doit recueillir votre reconnaissance. Je n’ai fait qu’organiser ces pourparlers.
Chaque tourbillon d’énergie parut ralentir le mouvement troublant de ses traits d’énergie avant que l’un d’eux, leur chef X’yan comme l’avait identifié Vallare, ne dise :
Vous avez été le premier à nous vaincre, Eckart Vallare. Au cours de son passé, Sotura avait connu la victoire, la victoire et rien d’autre. Cette défaite nous incite à repenser nos relations avec ce passé. Notre peuple vous vénérera éternellement, amiral, car vous nous avez ouvert une autre voie.
Je ne suis le fidèle d’aucune religion. Je suis très touché de voir avec quel recul les Soturis prennent leur défaite. Je veux être votre ami, non votre obligé.
A cette phrase, le sénateur Ficte fixa des yeux écarquillés sur le militaire et retint une remarque acerbe : il préférait voir jusqu’où l’échange allait les mener. Il pinça l’arête de son nez aquilin et écouta.
C’est en vous louant que nous nous élèverons afin de mériter votre amitié. Notre peuple peut-il chanter, amiral ?
Les deux Humains s’observèrent. L’amiral Vallare ne comprenait pas pourquoi cette idée avait tant d’importance pour les Soturis. Profondément antireligieux, il méprisait l’idée même que l’on puisse le louer mais se sentait flatté d’une telle attention.
Ficte percevait son dilemme intérieur indigne d’un républicain, aiguisait sa langue pour répondre…avant d’être devancé par son aîné.
Ce n’est pas à moi de vous y autoriser ou non. Que votre peuple agisse comme il le souhaite.
Soyez entendu, se réjouit X’yan. Mais pour chanter la légende, il faut que l’histoire s’achève.
Cette dernière phrase intrigua beaucoup les deux Humains, sans doute pas pour les mêmes raisons.
Comment l’histoire doit-elle s’achever ? Interrogea Vallare, perplexe.
Comme elle le fait toujours. Nous en avons terminé.

~*~

La science du cercle dessinait ses engrenages sur la surface de Sotura. Les plates-formes et paliers se découpaient en roues crantées, immobiles et stables. Des niches ovales, berceaux dressés à l’horizontal, ouvraient des passages dans d’énormes colonnades de pierres sculptées. L’amiral Vallare s’engouffra sous une de ses arches en songeant à cette construction incroyable, le sénateur Ficte sur ses talons : ils rejoignaient les appartements qui leur avaient été alloués sous bonne escorte.
Troublé, le militaire ne prêtait pas attention au civil qui le suivait. Il caressait machinalement la crosse de son arme de service, fixée à sa ceinture, un geste qui le calmait dans des périodes de grande tension. Le contact du métal avait quelque chose d’apaisant, de sûr, de de concret dans ces instants où tout se bousculait.
La remarque que Ficte lui asséna le stoppa dans sa course :
Je comprends mieux pourquoi vous vouliez que la négociation se déroule au plus vite : votre égocentrisme et votre soif de gloire ont pris le dessus. Pauvre République.
En se retournant, Vallare foudroya du regard le sénateur. Il se doutait que son geste serait mal compris mais ne s’attendait pas à l’entendre aussi vite.
J’ai d’abord fait ça pour la paix, souffla-t-il du bout des lèvres.
La paix se serait bien passée de ce culte infamant. Votre position de vainqueur vous aveugle.
Leur marche reprit avec un rythme redoublé. Quand ils entrèrent dans la pièce circulaire qui servait d’entrée, l’amiral se planta devant Ficte et assuma ses actes.
Cette paix, je la voulais car elle garantie les intérêts de la République et protège ce peuple mystérieux qui m’attire. Oui, je l’avoue : j’ai étudié les Soturis pendant la guerre et ils ont gagné mon respect.
Ses souvenirs guidaient le militaire jusqu’à la capture du premier pilote d’un vaisseau ennemi, leurs échanges dans une cellule de son destroyer qui passèrent de l’interrogatoire secret défense au partage de deux cultures aussi opposées que complémentaire.
Nullement impressionné ou surpris, le sénateur se mit à tourner autour de Vallare avec une démarche féline. Le prédateur tournait autour de sa proie et entendait bien en finir promptement pour délecter sa faim.
Le Sénat avait bien identifié cette posture. Car c’est une posture, n’est-ce pas ? Ainsi, c’est cela votre plan : vous faire un ami de ces Soturis afin de vous poser en une figure incontournable, vous imposer en seul interlocuteur entre nos deux espèces dans le but de faire rayonner votre égo ?
Je suis militaire, sénateur. Ma carrière touche à sa fin et je viens de remporter ma plus belle victoire. Un poste d’ambassadeur sur ce monde me plairait, je l’avoue. Je n’ai pas menti : tout m’intrigue ici. J’ai envie d’en apprendre davantage. Mais pas comme le quidam que je vais devenir. Je veux plus.
Ne s’attendant pas à vaincre aussi facilement la vertu offensée de l’amiral, Ficte savoura le moment avec délectation. Des détails frappèrent son attention jusque-là concentrée sur le duel qui n’avait pas eu lieu : la bedaine accentuée de l’amiral, les pattes d’oies prononcées à la commissure de ses yeux bleu pâle, les rides qui descendaient jusque sur l’arête de son nez. Il fit mine de s’éloigner mais comme le cobra, c’était pour mieux leurrer son adversaire avant d’attaquer encore.
Il ne reste plus qu’à faire avaler cette couleuvre au Sénat. J’ai peur que ce repas soit un peu trop consistant.
Pas si j’ai un appui sur place.
Difficile pour le sénateur de contenir sa jubilation. Leur petit échange avait percé à jour le comportement de l’amiral, révélé ses espoirs et ses envies. Tout ce dont Ficte pouvait se jouer.
Et quelle contribution attendez-vous d’un tel allié ?
Plutôt que de répondre, Eckart Vallare s’approcha d’une valise disposée sur une tablette ronde accolée le long d’un mur. En l’ouvrant, il révéla tous les atouts du meilleur des minis-bars et deux verres qu’il s’empressa de prélever.
Whisky ?
S’il vous plait. Voilà le meilleur des arguments pour essayer de détourner mon attention.
D’un sourire, Vallare afficha sa connivence. Aucun d’eux n’était dupe mais Ficte attendait que l’amiral révèle ses dernières cartes avant de se dévoiler à son tour. 
je tiens à récolter les fruits de ma victoire, confirma Eckart après avoir bu une gorgée. En me positionnant, je vais devenir le seul interlocuteur de poids entre notre peuple et les Soturis. C’est ainsi que je veux être reconnu dans l’histoire. Celui qui m’y aidera pourra en tirer tous les avantages liés.
Soit. Mais que penser de ce que vous aurez à faire pour atteindre votre objectif et rentrer dans les bonnes grâces de Sotura ?
Que voulez-vous dire ?
Touché. L’amiral était ferré, il ne restait plus qu’à remonter lentement le moulinet…
Pour chanter la légende, il faut que l’histoire s’achève dixit X’yan. Ne me dites pas que vous avez oublié ce volet, j’ai observé votre réaction quand il en a parlé. Je n’ai pas besoin de vous faire une traduction.
puis de tirer un coup sec.
« Il vous faut mourir. »  
~*~

Le soleil se levait.
La navette oblongue avait décollé du destroyer amiral en orbite et se posa au milieu d’appareils sphériques imposants, levant un nuage de poussière qui cacha son atterrissage aux yeux des spectateurs. Quand le tumulte cessa, ils furent six à apparaître au bas de la plate-forme de débarquement, délégation militaire envoyée en appui des deux négociateurs et de leur suite. Ils les rejoignirent promptement, l’histoire les retiendrait comme témoins d’une partie du drame à venir.
Toujours installés dans les appartements qui leurs étaient dévolus, le sénateur et l’amiral attendaient à nouveau les Soturis. Du moins, l’un d’eux : X’yan, qu’ils avaient convié à la demande du haut gradé pour préciser certains points flous.
Depuis la dernière saillie de Ficte, Eckart Vallare gardait le silence. Plongé dans un mutisme obsédé, il attendait avec une impatience mêlée d’inquiétude les réponses qu’on allait lui apporter. La lecture de Ficte se confondait avec la sienne et cela le rendait malade. Il espérait que le Soturis allait le détromper.
Le mouvement d’un bruit caractéristique, cette houle infinie qui ne cessait de s’affaler sur la plage, lui indiqua la fin de son calvaire. X’yan se tint alors devant eux.
Que puis-je pour-vous ?
Le ton était égal, à la fois respectueux et désintéressé. L’amiral se détendit aussitôt : il aimait cette quiétude qui émanait des Soturis, leur tranquillité. Son respect pour son interlocuteur atténua ses peurs, et il put demander, avec sa confiance retrouvée :
Je vous remercie de votre venue. Je souhaitais éclaircir un point avec vous. Une phrase que vous avez prononcée : « Pour chanter la légende, il faut que l’histoire s’achève. »
Nous tenons, par ces paroles, vous signifier notre amitié et la volonté de vous inscrire dans notre panthéon.
Jusque-là, Eckart Vallare n’y voyait aucune objection, bien au contraire. Seul le sens caché derrière les mots le mettait mal à l’aise.
Et j’en suis très fier. Mais n’est-ce pas un peu tôt ? Je suis encore vivant et…
Seul le terme de votre vie fera de vous un ami des Soturis pour l’éternité. Jusque là, n’attendez rien de nous : notre culte nous interdira de vous parler une fois la négociation terminée.
L’argumentaire soigneusement préparé par l’amiral vola en éclat et il eut beau rappeler le besoin immédiat pour Sotura d’un ami, vociférer sur les cultes et les religions, X’yan lui expliqua patiemment combien ils n’étaient pas digne de sa proximité, lui qui avait donné aux Soturis une si grande leçon d’humilité.
Le natif quitta les lieux en laissant Vallare désemparé. L’officier renvoya avec rudesse la délégation venue l’appuyer, seul le sénateur demeura dans la pièce avec lui. Ficte, attentif à chaque instant de l’échange, attendit que tout le monde soit sorti avant de se montrer très conciliant avec le militaire.
Voilà mon projet ruiné, se lamenta l’amiral.
Il vous reste la gloire, le prestige et une carrière sans faille. De quoi voir venir dans un monde politisé où tout se monnaye.
Je ne comprends pas pourquoi ils me rejettent ainsi. Je suis si admiratif de leur culture, de cette vie calme et différente. J’étais prêt à tout.
Afin de le rasséréner, le sénateur leur servit deux whiskies ajoutant, dans celui de Vallare, un petit plus que ce dernier ne put voir, son attention voilée par l’échec. Ils trinquèrent ensemble afin de ravaler cette défaite bien amère.
La langueur s’empara aussitôt du militaire aux cheveux grisonnants. Ses mouvements se faisaient plus lents, son regard fuyant, son maintien moins altier. Il dut s’asseoir. Imperceptiblement, la marque du poison remplaçait les traces évidentes de la déception. Pensait-il qu’un seul verre d’alcool pourrait lui monter ainsi à la tête ? Eckart Vallare n’avait plus l’esprit suffisamment clair pour réagir avant qu’il ne soit trop tard.
Quand il se sentit étrangement las, il ne trouva que la force de s’en plaindre :
Je ne pensais pas que ce tord boyau était aussi costaud.
Peut-être ne l’était-il pas, lui rétorqua aussitôt Ficte, trop heureux de savourer sa victoire.
Le ton et la sécheresse de la réponse déclenchèrent les alarmes à bord du vaisseau amiral. Trop tard. Il tombait dans le cœur d’une étoile, sans espoir de retour.
Qu’avez-vous fait, Ficte ?
Le sénateur vida son verre d’un trait et le posa sur un rebord avant de se frotter ostensiblement les mains. Il retourna une chaise, la tira pour faire face à Vallare et prit tout son temps avant de s’installer. Le visage de l’amiral lui parut ainsi avec tous ses défauts et ses impuretés. Eckart accusait son âge comme jamais auparavant. Ses rides se creusaient. Une desquamation avancée partait de sa bouche pour ronger son menton, effet pervers d’un rasage expédié.
J’ai accompli la volonté du Sénat. Votre succès vous a propulsé trop haut et cette envie trouble de vouloir vous poser en intermédiaire de la paix a beaucoup irrité dans certains cercles. Votre petite crise d’égocentrisme m’a fait rire, amiral. Elle donne de la valeur à mon geste.
Une nouvelle passe d’arme faillit avoir lieu mais Eckart Vallare manquait de force, de cette énergie qui fait claquer une réponse cinglante. Il tenta mollement :
Pourquoi me faire ça ? J’ai protégé la République. Je n’ai pas échoué là où la défaite nous condamnait à la déchéance. C’est injuste.
Mais votre mort sera un ultime service à la paix. J’avais convenu avec les Soturis de tout ce qui s’est passé jusque là. Je vous l’avais dit : je me suis longuement entretenu avec eux avant notre venue. Et une chose en est ressortie, la seule qui nous convenait à tous.
Laquelle ?
Vous devez mourir. Votre héroïsme servira l’hagiographie républicaine et nous pourrons raconter à nos enfants votre grandeur dont ils se galvaniseront. Les Soturis seront honorés que vous ayez accédé à leur demande de vous suicider afin de sceller l’amitié de nos deux peuples. Ils hébergeront votre tombeau en échange de ce sacrifice. Tout le monde y gagne.
Sauf moi.
Ce n’était pas la trahison de Ficte qui blessait le plus l’amiral : l’entente Soturis lui pesait davantage car la dernière croyance de sa vie, sa conviction de l’instant lui échappait. Il croyait en la différence des natifs de Sotura. Mais il constatait, amer, que les mêmes règles prévalaient d’une espèce à l’autre.
L’immortalité de votre nom devrait vous combler. Je serai très prolixe pour votre éloge mortuaire. Faites-moi confiance.
L’air manqua à Eckart pour répondre. Son teint pâlissait. La fin approchait.
D’un geste décidé, Ficte se redressa, contourna l’amiral et préleva son arme de service pendant à la ceinture. Forçant ses doigts endoloris, il glissa le pistolet dans la main sans force de l’amiral et le braqua sur sa tempe.
Si vous ne désirez pas appuyer vous-même, je peux aider, glissa le sénateur à l’oreille du militaire.
Impuissant, Eckart Vallare guettait la mort. Le défi humain par excellence, l’affrontement avec la grande faucheuse, ne serait pour lui qu’une agonie longue et immuable. Il avait imaginé sa fin plus paisible après tant de combats dont il était revenu sain et sauf.
Tout était gâché, la déception se transforma en détonation. Le tir traversa le flasque de la boite crânienne pour s’encastrer dans le mur. Ficte joua si bien son rôle que les soldats de la délégation, attirés par le bruit, crurent vraiment qu’il pleurait le malheureux disparu.
~*~

Les Soturis étaient venus réclamer le corps alors que l’obscurité grignotait chaque espace circulaire de la planète. Ficte ne se fit pas prier pour honorer sa part du marché et laisser le soin à ses hôtes de construire le tombeau du soldat décédé, sans plus de famille que l’armée. Une étrange procession se forma.
Le silence regroupa ses forces, Soturis avides de voir celui qui les avait vaincus et leur inspirait tant de respect. La foule muette se transforma en cortège mortuaire alors que le corps de l’amiral s’élevait au-dessus du sol pour glisser sur les natifs qui, par vagues, se transmettaient le mort avec une révérence proche de l’adoration.
Cette élection trouva son épilogue au cœur d’une arcade gigantesque enfouie sous la cité, voute aux accents de cathédrale dont la nef abriterait Eckart Vallare à l’achèvement de son voyage. Un autel ovale accueillit ses restes déposés avec délicatesse pendant que les Soturis se massaient, fidèles toujours plus nombreux à venir rendre l’hommage.
Le chant monta des rangs les plus éloignés, accompagnant la main inerte de l’amiral qui terminait sa course au contact de la pierre froide et humide. L’homélie gagna en puissance, le chœur grandiose résonnait dans la cavité et donnait le sentiment à l’auditeur ne voyant pas la scène qu’une infinité de voix s’y joignait.
L’énergie de la chorale descendit les notes marche après marche jusqu’à restituer le bruissement qui émanait de chaque Soturis, celui de la houle s’abattant encore et encore sur les plages.
L’attention se braqua sur le corps sans vie. Le vibrato collégial fit trembler Eckart Vallare au point que sa main quitta la pierre froide pour se lever, lentement, puis se plier jusqu’à faire blanchir les jointures de ses doigts. Dans un mouvement accueillit par dévotion, l’ancien amiral se leva et observa autour de lui la foule assemblée.
Rien ne démarquait cet homme de celui mort quelques heures plus tôt si ce n’était la cicatrice qui brûlait le bord de son front. La stupeur imprimait sur ses traits le même masque arboré au moment de découvrir la trahison dont il avait été la victime.
Mais comment est-ce possible ? demanda celui qui était revenu à la vie.
Nous vous offrons l’immortalité légendaire, Eckart Vallare. Tant que notre peuple chantera, vous vivrez libéré des contraintes humaines et du temps, affirma X’yan, porte-parole des siens.
Mais je n’ai fait que vous vaincre.
Vous nous avez enseigné. Si vous en avez été capable là où des générations ont échoué à faire changer les choses, c’est que vous pouvez nous apporter la sagesse. Et Les Soturis gardent auprès d’eux ceux qui contribuent.
Sa découverte renforça son émerveillement pour cette espèce, sa conviction profonde qu’on pouvait tirer le meilleur de l’inconnu quand il s’ouvrait enfin à nous. L’humanité avait perdu cette quête de merveilleux en rationalisant ses relations, en faisait trop de réalisme politique. Une vision de Ficte réveilla en lui l’envie primaire de se venger. Mais il connaissait déjà la réponse à la question qu’il posa :
Pourrai-je partir un jour ?
Non, vous resterez avec nous à jamais.
Alors que la sentence tombait, un sentiment de fierté mêlé d’une pointe d’appréhension changea la perception de Vallare, son regard sur sa carrière et sa vie. Les Soturis chantèrent à nouveau, ouvrant une brèche dans la paroi de la cathédrale de pierre.

Une vue sur une longue plaine luxuriante, invisible à tout autre visiteur, tira un regard rond au militaire défunt. Le voile se déchira jusqu’à aspirer Vallare dans un panthéon où personne ne l’oublierait.  

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