mardi 28 octobre 2014

800 ans par Matthieu Bertin




Éric était dans le sas avant la passerelle. Il était minuit moins vingt. Il prendrait le quart dans cinq ou dix minutes. La gravité zéro rendait les mouvements plus fluides, mais aussi plus lents. Il appuya sur le bouton pour ouvrir la porte étanche en métal.
Le cockpit était petit, sombre. Il ne fallait pas allumer de lumière pour que la veille optique soit plus efficace. Un petit objet pouvait être vu à des distances impressionnantes dans l'espace, mais l’œil devait être mis dans de bonnes conditions pour le repérer dans la faible luminosité ambiante.
Vu le peu de place, il était difficile de se tenir à côté du siège du chef de quart, fermement sanglé pour éviter de se fatiguer à rester en place au milieu de son pupitre de veille. Encore un inconvénient de la gravité zéro, pensait Éric. Non pas que le port du harnais était profondément désagréable, mais cela s'ajoutait à une liste de contraintes énormes. La vie dans la partie « conduite » aurait pu paraître assez désagréable même s'il y avait eu de la gravité...
La verrière donnait une parfaite vue sur les étoiles, et surtout le vide. Un vide sans fin. Pas de constellations observables. Un nom était donné de temps à autre aux nouvelles formations d'étoiles observées, mais elles ne restaient visible que quelques jours à cause de l'incessante avancée du vaisseau. Éric cherchait du regard la constellation du banjo, qu'il avait inventée le mois dernier. Les autres chefs de quarts ne trouvaient pas la ressemblance évidente, ou ne partageaient pas le même humour.
« Salut, qu'est ce qu'on a? Demanda Éric
« Ah salut, j'avais pas réagi que tu étais là, répondit Quentin, assis sur le siège du chef de quart. Ben pas grand chose, on a vu une comète de loin et j'ai fait une manœuvre anti-collision, les senseurs ont pas de chute de précision et on revient gentiment sur la route.
« Rien de particulier en gros. Tu as dû t'éclater pendant ce quart!
« Au moins il y a eu la comète, dit Quentin, un peu vexé. Ça faisait bien un mois qu'on avait rien vu.
« Ben, la constellation du banjo...
« J'avais bien trouvé la constellation du pollop. Ça t'as pas fait marrer pour autant. »
Bien que le vaisseau ne puisse être considéré comme un navire, beaucoup de traditions de la marine d'antan avaient été gardées. Le mot « lapin » était donc remplacé par de poétiques appellations comme « pollop » ou « la bête aux grandes oreilles »... Une tradition dont l'origine se perdait dans les méandres de ce qu'il restait de l'humanité.
« Ah si j'avais oublié, ajouta Quentin. Le chef a envoyé un message sur le réseau, il dit qu'on fera la visite de la voile pas cette semaine mais la semaine d'après. Une question de planning avec les ouvriers de maintenance. Et je crois que tu fais partie de la sortie. Ils ont besoin d'un type qui s'y connaît en équipement de navigation.
« Quoi? Encore? Dit Éric sur un ton désespéré. J'ai l'impression que c'est tout le temps moi qui les fait! Je suis pas le seul technav du vaisseau!
« Pour les sorties à risque, on donne la priorité aux célibataires, donc oui tu dois le faire plus souvent que les autres » répondit honnêtement Quentin.
En plus de son quart cockpit, Éric s'occupait des diverses maintenances périodiques des équipements liés à la navigation. Cela concernait aussi bien les équipements de détections des objets dérivants que les gigantesques voiles à rayons gamma qui propulsaient le Damkina. L'entretien de la propulsion nucléaire revenait, quant à elle, aux mécaniciens, qui vivaient de l'autre côté, près des machines.
Les centaines de membres de l'équipage à vivre dans ce qui était appelé la « partie conduite du vaisseau ». Celle-ci, pour des raisons pratique était divisée en deux partie: à l'avant, le « pont », ou travaillaient Éric et tous ceux qui participaient à l'entretien des systèmes de navigation et des voiles, et à l'arrière, la « machine », le royaume des mécanos. Ces derniers s'occupaient de tout: du système de production d'oxygène et d'eau, de la propulsion nucléaire, de la climatisation, des boucliers antiradiations... Ils étaient par conséquent bien plus nombreux et mieux considérés par l'opinion publique. Leur travail était plus tangible et quantifiable. Éric ressentait bien ce manque d'estime lorsqu'il prenait ses vacances dans l'autre partie du vaisseau, la « partie vie ».
C'est là que vivait tout ce qui restait d'une humanité en voie d'extinction. Un million d'âmes.
La NBC, ou Grande Guerre NBC, pour Nucléaire, Bactériologique et Chimique, avait détruit pratiquement toute vie sur Terre, il y a 200 ans. Les survivants n'ayant plus d'espoir de faire de la planète un endroit vivable décidèrent la construction d'un vaisseau arche, le Damkina, pouvant emporter toute la race humaine jusqu'à une planète lointaine où serait reconstruit un nouveau berceau pour l'humanité. La durée prévue du voyage étant d'environ mille ans, tout avait été prévu en terme d'infrastructure pour sustenter une population sensiblement croissante pendant cette durée. La partie vie comprenait des ponts usines, des ponts agricoles, des ponts d'habitation, de divertissements... Tout ce qu'il fallait à l'humanité en un seul colossal vaisseau.
Éric n'avait bien évidemment pas connu cette période d'exode. Il faisait partie de ces générations qui subissaient le choix de leurs aïeux d'avoir quitté le berceau de l'humanité, n'ayant pour avenir que le vide de l'univers. Ils étaient toujours à 800 ans de leur destination finale. Il était dur de penser au sens que pouvait avoir leur vie, alors qu'ils étaient nés et mourraient dans le vide spatial. Heureusement, le travail permettait d’oublier. Et Éric devait prendre son quart.
« Bon et sinon dans le quart à venir je dois m'attendre à quelque chose de particulier? Demanda-t-il consciencieusement.
« Non. Pas que je sache, répondit Quentin. Ça te paraît clair?
« Ouais, c'est bon, je prend. »
A cette sacro-sainte phrase qui signifiait officiellement la passation de quart comme terminé, l'ordinateur d'aide à la navigation réagit:
« Le lieutenant Éric Gorria prend le quart. »
Quentin se détacha du siège et commença à se laisser flotter. Il dit en regardant Éric:
« Attends, reste là, je pars en fosbury »
Sans élan, il frappa du pied contre le pupitre et passa par dessus son siège en un mouvement lent en riant.
« Ça m'éclate toujours la gravité zéro pendant la semaine où je reviens de la partie vie, ajouta-t-il en partant.
« Moi j'aimerais tellement pouvoir tenir au sol ne serait-ce que quelques minutes...
« T'es en vacances dans combien de temps déjà?
« Trois mois, répondit Éric d'un ton las. Tu m'énerves, barre-toi...
« A demain mon gars » dit Quentin en fermant le sas.
Seuls les « civils » vivaient en gravité artificielle, maintenue par un système à la fois coûteux en énergie et en entretien. Il était aisé de s’en passer dans la partie conduite, qui n'était pas pensée pour le confort de l'équipage mais pour optimiser l'efficacité, toute relative disaient certains. En effet, des systèmes spéciaux devaient être installés partout: sanitaires, restauration, même le couchage avait dû être pensé différemment. De plus le personnel de la conduite du vaisseau devait prendre un traitement à vie pour que leur circulation se fasse correctement et que leurs os ne se fragilisent pas.
En mettant son harnais pour rester bien assis sur le siège de chef de quart, Éric parcourait des yeux le pupitre de veille, pour prendre la situation bien en main. Il pouvait arriver que l'on oublie de donner certaines informations dans la passation de quart. Un petit coup de pouce sur l'authentification biométrique, un coup d'œil aux écrans de suivi de la propulsion, du suivi de la navigation, sur les senseurs d'anticollision... Ça y est, se dit Éric, j'ai plus rien à faire jusqu'à 04h00...
Le travail du chef de quart cockpit consistait surtout à attendre. Attendre qu'il se passe quelque chose. S'il se passe quelque chose, analyser la situation. Et enfin, dans le cas où la situation nécessite une action, agir. Parfois, cette action consistait même à ne rien faire, s'il fallait par exemple rester sur la route pour ne pas entrer en collision avec un astéroïde. Et dans le vide de l'espace, il se passait peu de choses.
Éric avait choisi de faire ce métier depuis tout petit. Dans la gigantesque partie vie, il n’était possible de voir l’espace qu’en payant un ticket pour aller dans des baies d'observation. Pour des raisons de coût, une fois encore, de complexité de système, mais aussi de sécurité, le nombre de fenêtres donnant vers l'espace était très limité. Cependant il avait été décidé que les habitants du Damkina pourraient contempler le vide pour se distraire, et pour lutter contre une certaine forme claustrophobie qui pouvait naître à bord d'un vaisseau où chacun était sûr de passer sa vie et de mourir. Éric se rappelait que tous les mercredis après l'école, ses parents l'emmenaient « voir l'Espace ». Il pouvait rester des heures à regarder le vide, les mains plaquées sur la vitre à répulsion, se demandant ce qu'il pouvait y avoir au delà des étoiles. Il voulait piloter le vaisseau depuis toujours. Mais pour lui comme pour beaucoup, une fois le rêve réalisé, la routine s'était installée. Il avait perdu espoir de voir quoique ce soit surgir de l'espace, hormis quelques météorites, pour la plupart inerte. Il rêvait de naviguer entre les comètes, d'explorer planètes exotiques, pourquoi pas de rencontrer des vaisseaux spatiaux venus d'autres mondes... Mais il était une fois de plus de sortie de réparation de voiles.
Les voiles à rayon gamma étaient issues de technologies prodigieuses, permettant au gigantesque vaisseau d'être propulsé et de créer de l'énergie électrique uniquement grâce au rayonnement gamma naturel de l'univers. La propulsion nucléaire à hélium 3 était utilisée uniquement quand les voiles ne suffisaient plus à maintenir la vitesse nécessaire pour arriver à Tyr, le surnom que les habitants du Damkina avaient donné à l'exoplanète que seuls leurs lointains descendants verraient. Le service « pont » avait hérité de l'entretien de ces-dites voiles pour des raisons techniques. Les voiles devaient être réorientées régulièrement si l'on voulait avoir le rendement maximum de propulsion. En cas de panne de l'automate qui gérait cette orientation, et il était très fiable, c'était à l'officier de quart cockpit de le régler en manuel. De plus, dans une certaine tradition maritime, il apparaissait logique de donner l'entretien de ces voiles aux « pontus » comme on appelait affectueusement les gens du pont.
L'entretien devait se faire dans l'espace, en combinaison complète, de lourds scaphandres où la visibilité comme la mobilité étaient réduites. Les ingénieurs n'avaient pas prévu que les voiles aient eu besoin d’être aussi souvent « visitées ». Ces sorties étaient dangereuses, une erreur de manipulation et l'homme de réparation se retrouvait à errer dans le vide jusqu'à sa mort. Une micro météorite pouvait percuter une partie sensible du scaphandre, causant une dépressurisation partielle, aspirant et broyant littéralement la partie du corps exposé au vide. Le compartimentage des combinaisons permettait de sauver des hommes dont le bras avait été touché, en ne dépressurisant que le plus petit compartiment touché. Certains chanceux ne perdaient qu'une main, mais lorsque le compartiment du torse ou de la tête était touché, il n'y avait plus grand chose à sauver... Quoiqu'il en soit, ce système permettait aussi de pouvoir réparer les scaphandres endommagés, plutôt que de les faire exploser intégralement à la moindre micro-météorite.
Éric n'avait ni femme ni enfant. Si quelque chose lui arrivait, il ne manquerait guère qu'à ses vieux parents. Et la politique de la direction allait dans ce sens, dans toutes les professions, tous les travaux dangereux ou ingrats incombaient aux célibataires. Les hommes et femmes vivant seuls étaient considérés par le reste de la population comme des asociaux. Le Damkina avait besoin que chaque personne dans le vaisseau ait un partenaire avec lequel il ait deux enfants, pour amener une certaine stabilité démographique. Les gens qui ne satisfaisaient pas cette loi à l'âge de 31 ans se voyaient contraints de payer de forts impôts, convertibles, en tout ou partie, en heures de travail supplémentaires. La rumeur populaire disait même qu'une centaine d’années auparavant, certaines mesures d'eugénisme avaient été mises en place suite à un dérèglement du taux de fécondité. Il y avait assez peu de preuves pour appuyer cette théorie, mais c'était exactement le genre de chose que l'état-major de la partie vie préférait cacher.
« Tu peux me faire un café chaud s'il te plaît? » Demanda Éric à l'ordinateur de passerelle, qui ne lui répondit qu'un « bip » d'accusé-réception.
Très vite, une briquette en carton sortit de l'accoudoir droit de son fauteuil. Éric la prit et tira avec sa bouche sur la petite paille qui dépassait du haut de la briquette. Il était minuit quinze.
Boire du café était essentiel pour rester éveillé pendant le quart. Certains chefs de quart le prenait froid, pour garder l'effet énergisant sans avoir à boire à la paille une boisson bouillante, ce qui demande un certain savoir faire. Éric lui, préférait le doux réconfort d'une boisson chaude, quitte à se brûler la langue.
Cherchons de nouvelles constellations, se dit-il. Mais aucun groupe d'étoiles qui ne pouvait vaguement lui évoquer quoique ce soit... Plus grand chose ne le faisait vibrer. Auparavant, le simple fait de prendre le quart le motivait, la responsabilité de toutes les vies du vaisseau entre ses mains le faisait se sentir important. Réparer une bobine sur un moteur électrique ou changer un condensateur sur une carte électronique le rendait vivant, lui permettait de donner à nouveau une fonction à ce qui n'en avait plus. Il se passionnait même pour les sorties à risque pour réparer les voiles à rayonnement. Comme par magie, en l'espace de quelques années, tout ce qui l'épanouissait était parti, envolé, consumé dans le vide infini de l'univers.
Ses vacances ne l'aidaient pas à aller mieux. En tant qu'officier du service « pont », il gagnait moins qu'un agriculteur, qui gagnait lui même beaucoup moins qu'un officier du service « machines ». Il vivait seul, dans un petit appartement perdu dans les méandres d'un énième pont résidentiel. Lorsqu'il sortait ne serait-ce que pour boire un verre, il ne parlait pas de son travail, pour éviter les railleries. Un officier du pont avait moins de prestige que le dernier des mécaniciens qui nettoyait les locaux de production d'oxygène. Bon sang, c'est quand même moi qui le fait naviguer 8 heures par jours ce tas de ferraille, se disait-il. C'est le pont qui répare les voiles, et c'est principalement les voiles qu'on utilise pour avancer, pas leur propulsion nucléaire! Les rares amis qu'il avait dans le métier étaient d'accord avec lui. Mais jamais un officier mécanicien ne l'aurait reconnu devant lui.
Quentin, l'un des deux autres chefs de quart, n'avait jamais été réellement passionné par ce qu'il faisait. Il était venu à ce métier parce qu'il avait pu, plus que parce qu'il l'avait voulu. Il était cependant très professionnel et consciencieux. C'était aussi un bon camarade pendant les heures de détente. Il avait une femme et deux enfants. Un modèle de la société du Damkina. Éric l'enviait. Il n'était pas moins bon que lui professionnellement, mais Quentin était de ceux qui donnent l'impression que rien ne leur manque.
Éric se rappelait la dernière fois qu'il avait aimé ce qu'il faisait. Un peu moins d’un an auparavant, ils avait traversé un petit système solaire où gravitait une planète géante gazeuse, avec une ceinture d'astéroïde. Une magnifique gigantesque planète d'un bleu clair envoutant y répondait à une étoile rouge vif. Ils étaient restés dans ce système pendant quelques mois à faible allure afin d'envoyer des sondes pour récupérer du minerais et des matières fissibles dans la ceinture d'astéroïde. Éric avait de nouveau apprécié ses quarts comme des moments magiques, quand regarder à travers les verrières à répulsion du cockpit prenait un intérêt autre que professionnel. Pendant ses vacances, il était retourné aux baies d'observation pour contempler tour à tour la planète et l'étoile. Comme quand il était petit, il s'était acheté des popcorns et était resté assis pendant des heures sans pouvoir décrocher du regard les merveilles de l'univers. Le problème c'est qu'une occasion pareille ne se présentait que tous les siècles environ. Une fois le vaisseau sorti du système, il n'avait plus qu'à s'habituer à nouveau à sa routine et à la faible luminosité des étoiles lointaines.
Il aurait fallu un événement considérable pour contraindre le vaisseau à passer de nouveau par un système solaire...
Peut-être que le prochain ravitaillement n'était pas dans si longtemps que ça. Il valait mieux vérifier sur l'ordinateur de navigation. Par une pression sur une touche de son pupitre, Éric fit apparaître une interface holographique sur sa droite. Il alla dans la catégorie « plan de route » et commença à chercher fébrilement un ralentissement technique, un passage forcé par un champ d'astéroïdes ou quoique ce soit.... Pas d'ici 30 ans. Il changea de catégorie, allant dans « plans de routes prévisionnels ». Ce n'étaient que des plannings indicatifs, mais on s'en éloignait très rarement... Il avait finalement sa réponse: prochain passage par un système solaire: 157 ans au plus tôt. Impossible, se dit Éric. Nous sommes à peine restés plus de trois mois dans ce système, et aucun ravitaillement serait nécessaire avant un siècle et demi? Il fallait aller voir dans les fichiers des stocks sur le réseau. Il nous manque forcément de quelque chose! Toute l'humanité est dans une coque métallique propulsée à travers le milieu le plus hostile à la vie! Dans les fichiers des « biens non-renouvelables », rien ne paraissait manquer pourtant...
Jusqu'à la fin de sa vie, Éric ne verrait plus rien dans l'univers que ces étoiles lointaines et ces quelques débris d'astéroïde dérivants. Le peu qui restait du petit garçon qui aimait regarder l'espace venait de mourir en apprenant cette nouvelle. Comment pouvait-on passer sa vie sans s'émerveiller à nouveau? Une vie faite de solitude et de mépris de la part des civils qui plus est. Une vie sans but réel que de continuer à vivre pour faire bêtement survivre une humanité moribonde, pour que dans des siècles leurs descendants aient peut-être un nouveau foyer? Tyr? Comment en être sûr? Peut-être qu'une soudaine activité volcanique rendra la planète inhabitable, peut-être que la planète va développer une flore toxique rendant l'air irrespirable, qui sait ce qui peut se passer en 1000 ans?
Rien ne manque? Et bien créons un manque! Se mit à penser Éric En sabotant les voiles à la prochaine visite, dans deux semaines, et en les rendant irréparables, on serait contraints d'utiliser la propulsion nucléaire, donc d'utiliser de l'Hélium 3, rendant un ravitaillement obligatoire! S'il se faisait prendre à saboter les voiles, Éric perdrait son emploi et écoperait peut-être d'une peine de prison. Mais le temps de sortir, il pourrait aller aux baies d'observation pour admirer les planètes. Les peines de prison étaient assez courtes, il était nécessaire que tout le monde travaille sur le Damkina. De toute façon il n'appréciait plus tant que ça son poste. Et un prisonnier ne pouvait pas être beaucoup plus mal considéré qu'un de ces inutiles « pontus », non?
Non, vu la consommation d'Hélium 3, il n'y aurait pas d'arrêt essentiel à faire avant une bonne cinquantaine d'années, pensa Éric Il faut trouver autre chose. Peut-être larguer une soute de stockage d'acier ou de minerais? Là on serait obliger de se dérouter vers un champ d'astéroïdes! Voilà qui mettrait du piment dans la navigation! Cependant il n'avait aucun accès à ces-dites soutes, elles étaient gérées par des officiers mécaniciens du secteur logistique. Il faudrait probablement maîtriser un officier de la logistique, voire même plusieurs avant d'avoir les codes d'accès à ces soutes. La procédure de largage est peut-être compliquée mais ça devrait pouvoir se trouver sur le réseau. Le plan commençait à germer dans sa tête. Il faudrait que je prétexte d'avoir besoin de pièces que seuls les mécanos ont. Une pièce à ré-usiner par exemple... Oui! Une bride d'accouplement d'une petite pompe! Avec ce prétexte, il pourrait peut-être même avoir lui-même accès à la soute, il était officier après tout... Le risque étant que l'usinage soit fait exclusivement par un ouvrier mécanicien, ce qui pouvait arriver si l'envie leur en prenait. Dans ce cas, il faudrait qu'un officier logistique passe un sale quart d'heure. Mais au moins il aurait une raison valable auprès de sa hiérarchie pour prendre le « tube ».
Pour aller de la partie pont, tout à l'avant du vaisseau, à la partie machine, tout à l'arrière, il était possible de traverser en moins de quinze minutes la colossale partie vie en empruntant un aérotrain propulsé dans un tunnel sous-vide. Constitué d'uniquement quatre wagons, le « tube » était un moyen très pratique, réservé exclusivement l'équipage de conduite de vaisseau, de transporter du personnel comme des marchandises. Du fait de l'absence de frottements dans le tunnel, ce train consommait très peu d'énergie et permettait d'aller à des vitesses vertigineuses. Toujours à cause de problèmes de maintenance, ou plutôt de conservation du potentiel, son utilisation était strictement contrôlée, et les trajets ne se faisaient qu'à la demande. Mais la réparation d'une bride d'accouplement était assez commune pour autoriser un trajet à Éric
Malheureusement, il ne connaissait que très peu la partie machine. De plus, les locaux étaient beaucoup plus grands que ceux de la partie pont. La possibilité qu'il se perde, malgré les plans de compartimentage affichés un peu partout, était assez grande. Mais surtout se poserait le problème de l'accréditation des officiers logistiques. Il lui faudrait leurs mots de passe pour accéder aux interfaces de gestion des soutes. Mais comment assommer quelqu'un sans le tuer? Se demanda-t-il. Un coup trop fort et me voilà meurtrier! Sans rire, à quoi je pense? Peut-être mettre des somnifères dans le café? Non, ça prendrait trop de temps... Sinon peut-être que de l'éther... Mais où trouver de l'éther sur ce vaisseau? Bon sang...
Ce plan comportait énormément de failles. Sans compter que, s'il se faisait prendre, le personnel de la partie conduite était en général jugé plus durement que les civils. Ils se devaient d'être exemplaires vu qu'ils avaient la responsabilité de tout ce qui restait de la race humaine. Pour une action de sabotage délibéré, un quidam prenait trois mois de prison et un suivi psychologique de deux ans. Mais Éric n'avait jamais eu vent d'une affaire de sabotage venant du pont, comme de la machine. Il serait un pionnier de la trahison. Le gouvernement ferait probablement de lui un exemple.
Déjà une heure du matin. Il fallait enregistrer la position du navire dans l'ordinateur de navigation. Éric revint à ses esprits. Nouvelle entrée dans le log book... Position du vaisseau en coordonnées de Perna... Évènements dans l'heure passée: R.A.S... Situation actuelle: R.A.S... Temps avant arrivée: 798ans, 7 mois, 15 jours, 5 heures, 18 minutes... Quelle absurdité de donner l'heure prévue d'arrivée à la minute près, se disait-il. On pourrait rajouter 50 ans, qui s'en soucierait ? Tout ça, c'est absurde...On pourrait rajouter 50 ans! Bien sûr!
Comment avait-il fait pour ne pas y penser plus tôt, lui qui calibre et répare les instruments de navigation? Pourquoi forcer le gouvernement à planifier un détour pour ravitaillement alors qu'il pouvait tout simplement le planifier lui-même et falsifier des documents pour couvrir ses traces? Qui ferait la différence entre du vide dans une direction et plus de vide dans une autre? Le voilà mon plan parfait! Se dit-il.
Il fallait étudier les cartes prédictives d'exploration spatiale. Il trouverait bien quelque chose d'assez intéressant et proche de la route pour détourner le vaisseau. Jamais il n'avait parcouru l'interface aussi rapidement et avec autant d'excitation. Normalement, c'était Quentin qui se chargeait des cartes afin de repérer les dangers pour la navigation. Il les compilait dans les « weekly warnings », des bulletins hebdomadaires qui restaient sur l'ordinateur à disposition des chefs de quart, pour plus de sécurité. La plupart du temps, les dangers décrits dans ces bulletins étaient si éloignés de la route que personne ne les lisait. Il s'agissait cependant d'un document réglementaire, qui devait être fait soigneusement.
Éric avait trouvé un petit système solaire, mais composé uniquement de planètes telluriques, qui étaient bien moins belles et imposantes que les géantes gazeuses. Il fallait continuer à chercher...
Et tout à coup, comme guidé par le destin, il trouva. J'en avais rêvé, se dit-il. Ce sera plus majestueux que tout ce que je peux imaginer. Un dédale de trous noirs et d'étoiles mourantes... Un phénomène à peine concevable. Il imaginait déjà comme ça pouvait être beau... Un spectacle qu'aucun humain n'avait vu de ses yeux. Un détour qui ne rajouterait que 18 ans au voyage total. Et alors? Plus personne de cette génération ne sera là dans 800 ans pour coloniser la planète. Qui peut dire si le vaisseau sera entier d'ici là? Je devrais me priver des merveilles de l'univers pour arriver 18 ans plus tôt? Pour des gens qui dans 800 ans ne comprendront même pas tous les sacrifices endurés pour la pérennité de la race? Pour une société dont les normes ne voudront plus rien dire pour moi? Pour ceux qui actuellement méprisent mon travail? Je devrais payer et me priver pour ces gens là? Hors de question. Je le peux. Je le fais!
Éric s'affairait à fausser les coordonnées de Perna de la route, du vaisseau, de l'heure prévue d'arrivée... Jamais un quart n'avait été aussi actif. Il fallait penser à tout. En tant qu'officier pont, il avait toute autorité pour modifier le plan de route, et pour falsifier les traces de modifications, disons qu'il savait simplement le faire. Une fois arrivés au dédale, les gens seraient bien incapables de dire qui avait fait une « erreur » à l'époque. Comment se faisait-il que ces trous noirs étaient annoncés bien à l'écart de la route? Se dirait-on dans 9 ans. Après tout, les cartes prédictives avaient une précision toute relative. Peut-être que cet incident de prédiction conduirait à douter des modèles prédictifs de la structure de l'espace. Un lieutenant serait toujours là pour s'occuper des warnings, ils s'étaient toujours avérés juste avant. L'état-major relativiserait juste un peu plus la qualité des informations envoyées. Rien de dangereux au final.
Cela faisait longtemps qu'Éric n'avait pas sourit, longtemps qu'il n'avait pas été enthousiaste. Il se sentait à nouveau motivé. Il était même content à l'idée de devoir enfiler son scaphandre à la prochaine visite de voile. Voilà. Il avait tout terminé. Personne ne soupçonnerait que quoique ce soit d'anormal était en train de se passer. Plus que 9 ans à attendre. Au final 9 ans ça passe vite...
Il était 4h15. Ça prend du temps la falsification de documents! Se dit-il en riant. Le lieutenant de quart de quatre à huit était en retard. Éric regardait les étoiles. Confiant. Apaisé.
David ouvrit le sas derrière lui et entra en disant:
« Je suis désolé mec je me suis rendormi j'ai pas vu l'heure. Du coup tu me fais une relève éclair et tu vas te pieuter vite fait. Je suis désolé comme pas permis, mec.
« Ne t'inquiète pas. De toute façon ça ne t'arrive jamais. Tu as pris une douche? Un café?
« La douche je la prendrais en quittant le quart. Le café, j'en prendrais un quand tu m'auras fait la relève. J'ai manqué quelque chose du coup? »
Éric, repensant à ses activités pendant le quart, répondit en riant:
« Non, t'as rien manqué. Même pas une astéroïde. A quoi s'attendre du vide de l'espace?
« Pas trop de philo dès le réveil, ça fait cinq minutes que j'ai ouvert les yeux. Je suppose qu'il ne vas rien se passer pendant mon quart non plus. Allez, bonne nuit. Je prends! »
« Le lieutenant David Girouard prend le quart » dit l'ordinateur d'aide à la navigation.

Éric alla se coucher. Après s'être sanglé dans sa bannette, il s'endormit aussitôt. Il avait toujours aimé regarder les étoiles.

samedi 19 juillet 2014

Ceux qui contribuent par Kevin Kiffer

La coupole creusée dans la roche abritait la salle de réunion où l’attente se faisait longue et glaçante. Entre les deux hommes présents, la tension s’installait alors que les minutes défilaient. Les murs dénués de détails n’offraient aucune fenêtre où laisser vaguer l’esprit. Restait le ressentiment palpable, aussi acéré et mordant que le froid régnant sur la pièce en seigneur et maître.
En bon diplomate, le sénateur Ficte préférait le bruit au silence. Assis à la table formée d’un cercle creux posé sur une sphère de roche blanche, il frappait le rebord de son index en signe d’impatience. Ce fut lui qui jeta un regard empreint de malice au militaire âgé, engoncé dans son uniforme blanc, qui lui servait de compagnon. Il lâcha ensuite sur ce ton affecté de la conversation propre au politique :
Je vous avais prévenu : nous sommes les vainqueurs et nous n’aurions pas dû nous plier à ce cérémonial stupide.
La république va signer cette paix avec les Soturis. Je m’y suis engagé. 
La réplique de l’amiral Eckart Vallare était bien rodée : il la répétait pour la cinquième fois avec la même conviction. Depuis son arrivée, le politicien ne cessait de tout remettre en cause. Flottant dans une robe sénatoriale pourpre trop ample, chauve avant d’être vieux, Ficte ne suscitait que rejet de sa part.
L’officier se leva de son tabouret. Qui avait remporté ce succès éclatant contre les Soturis ? La guerre entre cette espèce extragalactique et les Humains venait de s’achever par la reddition des premiers face aux seconds. Vallare avait mené à lui seul la lutte couronnée de lauriers de ce jour de victoire. Qui était donc cette vipère venue le spolier de son droit d’en jouir ?
Le Sénat ne partage pas vos vues sur cette question. A notre prise de contact, j’avais convenu avec nos hôtes qu’ils se déplaceraient pour venir conclure la paix. Cela nous aurait mis en position de force. Nous devrions peut être considérer que les Soturis…
Ils se sont battus avec honneur et ont su reconnaître leur défaite, coupa sèchement le militaire. Notre magnanimité nous assurera plus sûrement la paix que tout autre coup de force.
Ce n’est pas à vous que revient cette décision.
Effectivement. Je vous engage à retourner devant le Sénat pour me destituer de ce commandement. Quand la décision sera prise, je m’en irai et vous pourrez faire ce que vous voudrez.
La tension retomba, la faute aux deux participants qui fourbissaient leurs armes. L’arrivée de la délégation Soturis, encadrée par les troupes de l’amiral, mit un terme provisoire au duel. Curieux spectacle, à vrai dire : alors que défilaient devant eux les représentants de cette espèce intrigante, ils n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre.
Fins et élégants, beaux et troublants, simples et si complexes, tous ces qualificatifs convenaient aux habitants de Sotura. Quand on prenait la peine de poser le regard sur le mouvement insaisissable de ces cœurs d’énergie flottants juste au-dessus du sol, les réflexions ne manquaient pas. Pourtant, un seul terme servirait à les définir au cours de cette négociation : vaincus.
Nous vous remercions d’être venus à nous, firent les cinq membres de la délégation d’une même voix qui fit vibrer les vortex dont ils reprenaient l’aspect.
Votre invitation est un honneur, rétorqua Vallare avec sincérité. Nous sommes là pour convenir des modalités de votre reddition.
Les Soturis l’entendirent et la négociation commença. Les vainqueurs essayaient de ne pas imposer leurs vues tout en guidant la discussion dans des pas qu’ils approuvaient ; à ce jeu, Ficte se montrait impérial. Les défaits, eux, ne cédaient pas trop vite pour ne pas perdre la face. Cette danse en équilibre sur un fil tendu se déroula en bonne intelligence, avec une certaine dose de fermeté, et trouva presque son issue jusqu’à la dernière requête de ces êtres singuliers.
Nous souhaiterions, amiral, vous remercier avant de conclure cette entrevue.
C’est le sénateur qui doit recueillir votre reconnaissance. Je n’ai fait qu’organiser ces pourparlers.
Chaque tourbillon d’énergie parut ralentir le mouvement troublant de ses traits d’énergie avant que l’un d’eux, leur chef X’yan comme l’avait identifié Vallare, ne dise :
Vous avez été le premier à nous vaincre, Eckart Vallare. Au cours de son passé, Sotura avait connu la victoire, la victoire et rien d’autre. Cette défaite nous incite à repenser nos relations avec ce passé. Notre peuple vous vénérera éternellement, amiral, car vous nous avez ouvert une autre voie.
Je ne suis le fidèle d’aucune religion. Je suis très touché de voir avec quel recul les Soturis prennent leur défaite. Je veux être votre ami, non votre obligé.
A cette phrase, le sénateur Ficte fixa des yeux écarquillés sur le militaire et retint une remarque acerbe : il préférait voir jusqu’où l’échange allait les mener. Il pinça l’arête de son nez aquilin et écouta.
C’est en vous louant que nous nous élèverons afin de mériter votre amitié. Notre peuple peut-il chanter, amiral ?
Les deux Humains s’observèrent. L’amiral Vallare ne comprenait pas pourquoi cette idée avait tant d’importance pour les Soturis. Profondément antireligieux, il méprisait l’idée même que l’on puisse le louer mais se sentait flatté d’une telle attention.
Ficte percevait son dilemme intérieur indigne d’un républicain, aiguisait sa langue pour répondre…avant d’être devancé par son aîné.
Ce n’est pas à moi de vous y autoriser ou non. Que votre peuple agisse comme il le souhaite.
Soyez entendu, se réjouit X’yan. Mais pour chanter la légende, il faut que l’histoire s’achève.
Cette dernière phrase intrigua beaucoup les deux Humains, sans doute pas pour les mêmes raisons.
Comment l’histoire doit-elle s’achever ? Interrogea Vallare, perplexe.
Comme elle le fait toujours. Nous en avons terminé.

~*~

La science du cercle dessinait ses engrenages sur la surface de Sotura. Les plates-formes et paliers se découpaient en roues crantées, immobiles et stables. Des niches ovales, berceaux dressés à l’horizontal, ouvraient des passages dans d’énormes colonnades de pierres sculptées. L’amiral Vallare s’engouffra sous une de ses arches en songeant à cette construction incroyable, le sénateur Ficte sur ses talons : ils rejoignaient les appartements qui leur avaient été alloués sous bonne escorte.
Troublé, le militaire ne prêtait pas attention au civil qui le suivait. Il caressait machinalement la crosse de son arme de service, fixée à sa ceinture, un geste qui le calmait dans des périodes de grande tension. Le contact du métal avait quelque chose d’apaisant, de sûr, de de concret dans ces instants où tout se bousculait.
La remarque que Ficte lui asséna le stoppa dans sa course :
Je comprends mieux pourquoi vous vouliez que la négociation se déroule au plus vite : votre égocentrisme et votre soif de gloire ont pris le dessus. Pauvre République.
En se retournant, Vallare foudroya du regard le sénateur. Il se doutait que son geste serait mal compris mais ne s’attendait pas à l’entendre aussi vite.
J’ai d’abord fait ça pour la paix, souffla-t-il du bout des lèvres.
La paix se serait bien passée de ce culte infamant. Votre position de vainqueur vous aveugle.
Leur marche reprit avec un rythme redoublé. Quand ils entrèrent dans la pièce circulaire qui servait d’entrée, l’amiral se planta devant Ficte et assuma ses actes.
Cette paix, je la voulais car elle garantie les intérêts de la République et protège ce peuple mystérieux qui m’attire. Oui, je l’avoue : j’ai étudié les Soturis pendant la guerre et ils ont gagné mon respect.
Ses souvenirs guidaient le militaire jusqu’à la capture du premier pilote d’un vaisseau ennemi, leurs échanges dans une cellule de son destroyer qui passèrent de l’interrogatoire secret défense au partage de deux cultures aussi opposées que complémentaire.
Nullement impressionné ou surpris, le sénateur se mit à tourner autour de Vallare avec une démarche féline. Le prédateur tournait autour de sa proie et entendait bien en finir promptement pour délecter sa faim.
Le Sénat avait bien identifié cette posture. Car c’est une posture, n’est-ce pas ? Ainsi, c’est cela votre plan : vous faire un ami de ces Soturis afin de vous poser en une figure incontournable, vous imposer en seul interlocuteur entre nos deux espèces dans le but de faire rayonner votre égo ?
Je suis militaire, sénateur. Ma carrière touche à sa fin et je viens de remporter ma plus belle victoire. Un poste d’ambassadeur sur ce monde me plairait, je l’avoue. Je n’ai pas menti : tout m’intrigue ici. J’ai envie d’en apprendre davantage. Mais pas comme le quidam que je vais devenir. Je veux plus.
Ne s’attendant pas à vaincre aussi facilement la vertu offensée de l’amiral, Ficte savoura le moment avec délectation. Des détails frappèrent son attention jusque-là concentrée sur le duel qui n’avait pas eu lieu : la bedaine accentuée de l’amiral, les pattes d’oies prononcées à la commissure de ses yeux bleu pâle, les rides qui descendaient jusque sur l’arête de son nez. Il fit mine de s’éloigner mais comme le cobra, c’était pour mieux leurrer son adversaire avant d’attaquer encore.
Il ne reste plus qu’à faire avaler cette couleuvre au Sénat. J’ai peur que ce repas soit un peu trop consistant.
Pas si j’ai un appui sur place.
Difficile pour le sénateur de contenir sa jubilation. Leur petit échange avait percé à jour le comportement de l’amiral, révélé ses espoirs et ses envies. Tout ce dont Ficte pouvait se jouer.
Et quelle contribution attendez-vous d’un tel allié ?
Plutôt que de répondre, Eckart Vallare s’approcha d’une valise disposée sur une tablette ronde accolée le long d’un mur. En l’ouvrant, il révéla tous les atouts du meilleur des minis-bars et deux verres qu’il s’empressa de prélever.
Whisky ?
S’il vous plait. Voilà le meilleur des arguments pour essayer de détourner mon attention.
D’un sourire, Vallare afficha sa connivence. Aucun d’eux n’était dupe mais Ficte attendait que l’amiral révèle ses dernières cartes avant de se dévoiler à son tour. 
je tiens à récolter les fruits de ma victoire, confirma Eckart après avoir bu une gorgée. En me positionnant, je vais devenir le seul interlocuteur de poids entre notre peuple et les Soturis. C’est ainsi que je veux être reconnu dans l’histoire. Celui qui m’y aidera pourra en tirer tous les avantages liés.
Soit. Mais que penser de ce que vous aurez à faire pour atteindre votre objectif et rentrer dans les bonnes grâces de Sotura ?
Que voulez-vous dire ?
Touché. L’amiral était ferré, il ne restait plus qu’à remonter lentement le moulinet…
Pour chanter la légende, il faut que l’histoire s’achève dixit X’yan. Ne me dites pas que vous avez oublié ce volet, j’ai observé votre réaction quand il en a parlé. Je n’ai pas besoin de vous faire une traduction.
puis de tirer un coup sec.
« Il vous faut mourir. »  
~*~

Le soleil se levait.
La navette oblongue avait décollé du destroyer amiral en orbite et se posa au milieu d’appareils sphériques imposants, levant un nuage de poussière qui cacha son atterrissage aux yeux des spectateurs. Quand le tumulte cessa, ils furent six à apparaître au bas de la plate-forme de débarquement, délégation militaire envoyée en appui des deux négociateurs et de leur suite. Ils les rejoignirent promptement, l’histoire les retiendrait comme témoins d’une partie du drame à venir.
Toujours installés dans les appartements qui leurs étaient dévolus, le sénateur et l’amiral attendaient à nouveau les Soturis. Du moins, l’un d’eux : X’yan, qu’ils avaient convié à la demande du haut gradé pour préciser certains points flous.
Depuis la dernière saillie de Ficte, Eckart Vallare gardait le silence. Plongé dans un mutisme obsédé, il attendait avec une impatience mêlée d’inquiétude les réponses qu’on allait lui apporter. La lecture de Ficte se confondait avec la sienne et cela le rendait malade. Il espérait que le Soturis allait le détromper.
Le mouvement d’un bruit caractéristique, cette houle infinie qui ne cessait de s’affaler sur la plage, lui indiqua la fin de son calvaire. X’yan se tint alors devant eux.
Que puis-je pour-vous ?
Le ton était égal, à la fois respectueux et désintéressé. L’amiral se détendit aussitôt : il aimait cette quiétude qui émanait des Soturis, leur tranquillité. Son respect pour son interlocuteur atténua ses peurs, et il put demander, avec sa confiance retrouvée :
Je vous remercie de votre venue. Je souhaitais éclaircir un point avec vous. Une phrase que vous avez prononcée : « Pour chanter la légende, il faut que l’histoire s’achève. »
Nous tenons, par ces paroles, vous signifier notre amitié et la volonté de vous inscrire dans notre panthéon.
Jusque-là, Eckart Vallare n’y voyait aucune objection, bien au contraire. Seul le sens caché derrière les mots le mettait mal à l’aise.
Et j’en suis très fier. Mais n’est-ce pas un peu tôt ? Je suis encore vivant et…
Seul le terme de votre vie fera de vous un ami des Soturis pour l’éternité. Jusque là, n’attendez rien de nous : notre culte nous interdira de vous parler une fois la négociation terminée.
L’argumentaire soigneusement préparé par l’amiral vola en éclat et il eut beau rappeler le besoin immédiat pour Sotura d’un ami, vociférer sur les cultes et les religions, X’yan lui expliqua patiemment combien ils n’étaient pas digne de sa proximité, lui qui avait donné aux Soturis une si grande leçon d’humilité.
Le natif quitta les lieux en laissant Vallare désemparé. L’officier renvoya avec rudesse la délégation venue l’appuyer, seul le sénateur demeura dans la pièce avec lui. Ficte, attentif à chaque instant de l’échange, attendit que tout le monde soit sorti avant de se montrer très conciliant avec le militaire.
Voilà mon projet ruiné, se lamenta l’amiral.
Il vous reste la gloire, le prestige et une carrière sans faille. De quoi voir venir dans un monde politisé où tout se monnaye.
Je ne comprends pas pourquoi ils me rejettent ainsi. Je suis si admiratif de leur culture, de cette vie calme et différente. J’étais prêt à tout.
Afin de le rasséréner, le sénateur leur servit deux whiskies ajoutant, dans celui de Vallare, un petit plus que ce dernier ne put voir, son attention voilée par l’échec. Ils trinquèrent ensemble afin de ravaler cette défaite bien amère.
La langueur s’empara aussitôt du militaire aux cheveux grisonnants. Ses mouvements se faisaient plus lents, son regard fuyant, son maintien moins altier. Il dut s’asseoir. Imperceptiblement, la marque du poison remplaçait les traces évidentes de la déception. Pensait-il qu’un seul verre d’alcool pourrait lui monter ainsi à la tête ? Eckart Vallare n’avait plus l’esprit suffisamment clair pour réagir avant qu’il ne soit trop tard.
Quand il se sentit étrangement las, il ne trouva que la force de s’en plaindre :
Je ne pensais pas que ce tord boyau était aussi costaud.
Peut-être ne l’était-il pas, lui rétorqua aussitôt Ficte, trop heureux de savourer sa victoire.
Le ton et la sécheresse de la réponse déclenchèrent les alarmes à bord du vaisseau amiral. Trop tard. Il tombait dans le cœur d’une étoile, sans espoir de retour.
Qu’avez-vous fait, Ficte ?
Le sénateur vida son verre d’un trait et le posa sur un rebord avant de se frotter ostensiblement les mains. Il retourna une chaise, la tira pour faire face à Vallare et prit tout son temps avant de s’installer. Le visage de l’amiral lui parut ainsi avec tous ses défauts et ses impuretés. Eckart accusait son âge comme jamais auparavant. Ses rides se creusaient. Une desquamation avancée partait de sa bouche pour ronger son menton, effet pervers d’un rasage expédié.
J’ai accompli la volonté du Sénat. Votre succès vous a propulsé trop haut et cette envie trouble de vouloir vous poser en intermédiaire de la paix a beaucoup irrité dans certains cercles. Votre petite crise d’égocentrisme m’a fait rire, amiral. Elle donne de la valeur à mon geste.
Une nouvelle passe d’arme faillit avoir lieu mais Eckart Vallare manquait de force, de cette énergie qui fait claquer une réponse cinglante. Il tenta mollement :
Pourquoi me faire ça ? J’ai protégé la République. Je n’ai pas échoué là où la défaite nous condamnait à la déchéance. C’est injuste.
Mais votre mort sera un ultime service à la paix. J’avais convenu avec les Soturis de tout ce qui s’est passé jusque là. Je vous l’avais dit : je me suis longuement entretenu avec eux avant notre venue. Et une chose en est ressortie, la seule qui nous convenait à tous.
Laquelle ?
Vous devez mourir. Votre héroïsme servira l’hagiographie républicaine et nous pourrons raconter à nos enfants votre grandeur dont ils se galvaniseront. Les Soturis seront honorés que vous ayez accédé à leur demande de vous suicider afin de sceller l’amitié de nos deux peuples. Ils hébergeront votre tombeau en échange de ce sacrifice. Tout le monde y gagne.
Sauf moi.
Ce n’était pas la trahison de Ficte qui blessait le plus l’amiral : l’entente Soturis lui pesait davantage car la dernière croyance de sa vie, sa conviction de l’instant lui échappait. Il croyait en la différence des natifs de Sotura. Mais il constatait, amer, que les mêmes règles prévalaient d’une espèce à l’autre.
L’immortalité de votre nom devrait vous combler. Je serai très prolixe pour votre éloge mortuaire. Faites-moi confiance.
L’air manqua à Eckart pour répondre. Son teint pâlissait. La fin approchait.
D’un geste décidé, Ficte se redressa, contourna l’amiral et préleva son arme de service pendant à la ceinture. Forçant ses doigts endoloris, il glissa le pistolet dans la main sans force de l’amiral et le braqua sur sa tempe.
Si vous ne désirez pas appuyer vous-même, je peux aider, glissa le sénateur à l’oreille du militaire.
Impuissant, Eckart Vallare guettait la mort. Le défi humain par excellence, l’affrontement avec la grande faucheuse, ne serait pour lui qu’une agonie longue et immuable. Il avait imaginé sa fin plus paisible après tant de combats dont il était revenu sain et sauf.
Tout était gâché, la déception se transforma en détonation. Le tir traversa le flasque de la boite crânienne pour s’encastrer dans le mur. Ficte joua si bien son rôle que les soldats de la délégation, attirés par le bruit, crurent vraiment qu’il pleurait le malheureux disparu.
~*~

Les Soturis étaient venus réclamer le corps alors que l’obscurité grignotait chaque espace circulaire de la planète. Ficte ne se fit pas prier pour honorer sa part du marché et laisser le soin à ses hôtes de construire le tombeau du soldat décédé, sans plus de famille que l’armée. Une étrange procession se forma.
Le silence regroupa ses forces, Soturis avides de voir celui qui les avait vaincus et leur inspirait tant de respect. La foule muette se transforma en cortège mortuaire alors que le corps de l’amiral s’élevait au-dessus du sol pour glisser sur les natifs qui, par vagues, se transmettaient le mort avec une révérence proche de l’adoration.
Cette élection trouva son épilogue au cœur d’une arcade gigantesque enfouie sous la cité, voute aux accents de cathédrale dont la nef abriterait Eckart Vallare à l’achèvement de son voyage. Un autel ovale accueillit ses restes déposés avec délicatesse pendant que les Soturis se massaient, fidèles toujours plus nombreux à venir rendre l’hommage.
Le chant monta des rangs les plus éloignés, accompagnant la main inerte de l’amiral qui terminait sa course au contact de la pierre froide et humide. L’homélie gagna en puissance, le chœur grandiose résonnait dans la cavité et donnait le sentiment à l’auditeur ne voyant pas la scène qu’une infinité de voix s’y joignait.
L’énergie de la chorale descendit les notes marche après marche jusqu’à restituer le bruissement qui émanait de chaque Soturis, celui de la houle s’abattant encore et encore sur les plages.
L’attention se braqua sur le corps sans vie. Le vibrato collégial fit trembler Eckart Vallare au point que sa main quitta la pierre froide pour se lever, lentement, puis se plier jusqu’à faire blanchir les jointures de ses doigts. Dans un mouvement accueillit par dévotion, l’ancien amiral se leva et observa autour de lui la foule assemblée.
Rien ne démarquait cet homme de celui mort quelques heures plus tôt si ce n’était la cicatrice qui brûlait le bord de son front. La stupeur imprimait sur ses traits le même masque arboré au moment de découvrir la trahison dont il avait été la victime.
Mais comment est-ce possible ? demanda celui qui était revenu à la vie.
Nous vous offrons l’immortalité légendaire, Eckart Vallare. Tant que notre peuple chantera, vous vivrez libéré des contraintes humaines et du temps, affirma X’yan, porte-parole des siens.
Mais je n’ai fait que vous vaincre.
Vous nous avez enseigné. Si vous en avez été capable là où des générations ont échoué à faire changer les choses, c’est que vous pouvez nous apporter la sagesse. Et Les Soturis gardent auprès d’eux ceux qui contribuent.
Sa découverte renforça son émerveillement pour cette espèce, sa conviction profonde qu’on pouvait tirer le meilleur de l’inconnu quand il s’ouvrait enfin à nous. L’humanité avait perdu cette quête de merveilleux en rationalisant ses relations, en faisait trop de réalisme politique. Une vision de Ficte réveilla en lui l’envie primaire de se venger. Mais il connaissait déjà la réponse à la question qu’il posa :
Pourrai-je partir un jour ?
Non, vous resterez avec nous à jamais.
Alors que la sentence tombait, un sentiment de fierté mêlé d’une pointe d’appréhension changea la perception de Vallare, son regard sur sa carrière et sa vie. Les Soturis chantèrent à nouveau, ouvrant une brèche dans la paroi de la cathédrale de pierre.

Une vue sur une longue plaine luxuriante, invisible à tout autre visiteur, tira un regard rond au militaire défunt. Le voile se déchira jusqu’à aspirer Vallare dans un panthéon où personne ne l’oublierait.